« Penser les médias » – le CELSA à Beyrouth

Mi décembre 2014, deux enseignants-chercheurs du CELSA, Valérie Patrin-Leclère (département Médias et communication) et Hervé Demailly (département Journalisme) étaient invités au Liban pour une série de cours et de rencontres avec des médias ainsi que pour une table ronde. Celle-ci s’est tenue à l’université Saint-Joseph, partenaire de longue date du CELSA et de Paris-Sorbonne. Le quotidien francophone L’Orient Le Jour a publié ce compte-rendu, le 20/01/2015, sélectionné par Effeuillage.

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Pascal Monin, professeur et responsable du master, était le médiateur de ce débat. À ses côtés, deux invités venus de France: Valérie Patrin Leclère, maître de conférences au Celsa – Université Paris-Sorbonne et responsable du département médias et communication, et Hervé Demailly, maître de conférences, responsable pédagogique des masters de l’École de journalisme au Celsa et président de la conférence des écoles de journalisme. Également présent sur le panel, Gaby Nasr, rédacteur en chef adjoint à L’Orient Le Jour et responsable de la page Technologies. Plusieurs étudiants, journalistes et professeurs ont assisté à cette conférence.

Après une brève introduction du Pr Monin concernant la remise en cause de la valeur des journalistes face à l’évolution rapide du numérique, les invités ont échangé leurs différentes visions de la «concurrence», désormais existante sur la Toile, entre amateurs et professionnels.

La Pr Patrin Leclère a pris la parole en premier: «Les médias ont besoin de se différencier. Ils ont tendance à courir tous au même scoop, à courir davantage après la montre qu’après l’information qui fait la différence. On a pas mal d’uniformité. Le citoyen ou l’internaute peut prétendre fabriquer sa propre information, il y a donc un risque de nivellement qui est susceptible de dévaloriser les journalistes et de porter atteinte à leur crédibilité et à la confiance qui leur est accordée dans tous les pays. » Elle qualifie cela de « confrontation » et termine sa première intervention en déclarant que les jeunes ont envie de devenir journalistes.

Pour rebondir sur ce qui a été dit, le Pr Demailly évoque, lui, un « paradoxe qui réintroduit les amateurs au sein des professionnels ».

«Les premiers journalistes en France étaient des hommes politiques, des avocats, des élites ayant les capacités d’écrire et des intérêts pour exprimer leurs points de vue. Aujourd’hui, on assiste à un retour de bâtons de cette bataille : les journalistes professionnels sont concurrencés par des amateurs. Les premiers citoyens se sont exprimés sur des réseaux qui n’étaient pas encore sociaux mais étaient très consultés. Les journalistes se sont aperçus qu’ils n’avaient plus ni le monopole de l’information ni le magistère de sa diffusion et cela a remis en cause leur identité professionnelle. On se demande, qu’est-ce que le numérique apporte au journaliste ? Il lui enlève du temps pour investiguer, rencontrer les gens, aller découvrir… mais il lui donne la capacité d’avoir un nouveau réseau de sources différent de celui des agences. Le journaliste doit apprendre à se servir des personnes qui commentent ses articles et qui lui apportent plus de précisions. Il faut travailler en intelligence avec ces gens-là. »

Gaby Nasr prend à son tour la parole et insiste sur le fait que « les amateurs qui se trouvent sur la Toile sont beaucoup plus nombreux que les journalistes. Ils ont même un meilleur accès aux médias numériques que certains professionnels ». « Si Internet constitue une formidable richesse, une base de données fabuleuse, il y a aussi du tout et du n’importe quoi. Les gens ne s’en rendent pas compte. Je ne pense pas qu’un amateur puisse valider une information comme un professionnel. L’information est devenue trop rapide et sa vérification prend plus de temps. On ne peut plus faire de scoop. Si on sort un scoop et le lendemain il y a un démenti, puis un démenti du démenti… où est la crédibilité du média ? L’information doit être validée avant d’être balancée », ajoute-t-il.

Selon Valérie Patrin Leclère « les médias jouent avec le feu, malgré eux, quand ils se mettent tous à produire les mêmes fils d’actualités, les mêmes fils d’alertes ». « Ils se mettent en concurrence, et des fois dans un même groupe médiatique, car ils sont tributaires d’une recherche de financement en fabriquant du clic sur Internet pour pouvoir vendre de l’audience publicitaire. La course aux clics s’est substituée à la course au scoop qui les conduit à rendre visible, malgré eux, le fait qu’ils ont peu de valeurs ajoutées par rapport aux non-professionnels. Moi, ma conviction est qu’il faut mettre un terme, avoir des chartes éditoriales et des revendications éthiques assumées pour dire qu’est-ce qui fait que le journalisme est journalisme. On a favorisé un journalisme porte-micro ; être le premier sur le terrain au détriment de la crédibilité et de l’investigation », poursuit-elle.

Pour Gaby Nasr, on ne peut mettre sur le même plan les grandes agences internationales et Facebook. « L’information provenant des agences professionnelles est validée car il y a un travail précis qui se fait au préalable », souligne-t-il.

Reprenant une citation anonyme, Hervé Demailly rappelle un des rôles actuels du journaliste. « Dans le monde, quelqu’un a dit : sur 7 milliards d’habitants, il y a 6 milliards de smartphones, donc 6 milliards de journalistes. Si nous partons de ce principe-là, nous allons tomber dans une espèce de pagaille, dans une jungle. Vis-à-vis de cet afflux d’informations, c’est au journaliste de faire les choix. »

Valérie Patrin Leclère tient à ajouter que « le rôle du journaliste ne doit pas être uniquement la vérification de la véracité d’une information. Le vrai travail journalistique doit être principalement la création d’informations ».

Concernant le journalisme d’investigation, M. Nasr note qu’il n’existe tout simplement pas au Liban. « Ce n’est pas évident de gratter dans les scandales, sauf dans certains cas pour des sujets consensuels: sécurité sanitaire des aliments, écologie, environnement… Il y encore du chemin à faire. Et cela pour d’évidentes raisons de sécurité. »
Au terme de ces échanges, le Pr Pascal Monin décide de laisser la parole au public, invitant Me Michel Khadige, professeur à l’USJ, à parler un peu de l’aspect juridique de la situation. « Un des problèmes qui existe sur Internet est le sentiment d’impunité : tout le monde se croit capable de dire tout et n’importe quoi sans en assumer la responsabilité. C’est là où le droit doit intervenir. Toutes les professions sont passées au numérique mais, contrairement au journalisme, elles sont régulées. Le problème dans l’information, c’est que tout le monde s’est senti capable de devenir journaliste. Le droit doit responsabiliser à nouveau ces gens ; le journalisme est une profession comme les autres. Le fait de filtrer une information est une forme de responsabilité. Les utilisateurs des réseaux sociaux vont prendre conscience qu’ils ne peuvent pas dire n’importe quoi. J’espère qu’on reviendra sur une revalorisation du travail du journalisme professionnel. »

Le Pr Pascal Monin conclut ce débat sur un passage d’un article publié par le quotidien français Le Monde à l’occasion de ses 70 ans. Cet extrait résume clairement l’actualité de la situation et vient appuyer tout ce qui a été dit par les intervenants. « Informer à l’heure d’Internet – Dans ce chaos, il y a pourtant des éléments de stabilité, les règles fondamentales du journalisme restent les mêmes : vérifier l’information, donner la parole à tous les camps, fournir le contexte qui permettra à chacun de se faire sa propre opinion, hiérarchiser l’information 24h/24 désormais. Les idéaux pour lesquels on choisit ce métier sont toujours bien vivants, les débats sur l’importance à donner à tel ou tel événement toujours aussi forts. Simplement les engueulades de rédaction se font davantage par messagerie instantanée qu’autour d’une table de réunion. Peu importe le canal sur lequel nous nous enverrons des invectives (…), l’important est que ce débat se poursuive. Le vrai danger pour la liberté de l’information est là, dans l’absence de débat. »