Les radios musicales à l’épreuve de l’exception culturelle

Des obligations de diffusion de chansons francophones sont à l’œuvre depuis les années 1990 à la radio française. Cette loi qui impose des quotas aux radios privées semble peu connue des auditeurs, alors qu’elle constitue un réel défi pour les programmateurs musicaux.

Les biens culturels dans un contexte de mondialisation

Dès le début des années 1990, certains pays dont la France se sont opposés aux négociations sur la libéralisation des échanges. Les accords de Marrakech et la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)[1] ont cristallisé l’opposition française contre la circulation totale des échanges voulue par les États-Unis. A l’instar de la France, plusieurs pays européens ont considéré que les biens culturels devaient être exclus de ces échanges. En 2002, l’UNESCO reconnut qu’« une attention particulière doit être accordée à […] la spécificité des services culturels qui […] ne doivent pas être considérés comme des marchandises […] comme les autres »[2]. En se plaçant à la tête de cette contestation, la France fit entendre une voix dissonante, encore relayée aujourd’hui par l’actuelle ministre de la culture[3].

Des quotas pour la chanson francophone

Le fait de vouloir exclure les biens culturels des échanges commerciaux est l’essence même du principe d’exception culturelle[4]. L’autre pendant de ce principe est la promotion de la culture et des artistes nationaux. En France, cela se traduit par des quotas de diffusion d’œuvres francophones dans le domaine audiovisuel.

Le versant radiophonique de ces quotas est l’obligation pour les radios privées de diffuser dans leur programmation musicale une part de chansons d’expression française. Cette obligation a été définie dans une loi de 1994 : « la proportion substantielle d’œuvres musicales d’expression française […] doitatteindre un minimum de 40 % de chansons d’expression française, dont la moitié au moins provenant de nouveaux talents ou de nouvelles productions »[5]. Mise en application à compter du 1er janvier 1996, cette loi a pour vocation le soutien à la diffusion et la promotion de la chanson d’expression française.

Assouplissements nécessaires des obligations

Ces obligations ont rapidement été critiquées par les acteurs de la filière, notamment les radiodiffuseurs qui contestaient un système d’obligations trop rigide. A la fin des années 1990, Skyrock et Fun Radio ont fait entendre leur voix, contestant une loi « injuste » au regard du format* de leur radio. Les genres musicaux dominants de ces deux radios (rap, hip-hop et dance) semblent en effet rassembler une production essentiellement internationale.

Suite à ces critiques concentrées lors des États généraux du disque de 1999, la ministre de la culture de l’époque, Catherine Trautmann, s’est prononcée en faveur d’un assouplissement des obligations. La loi n° 2000-719 du 1er août 2000[6] modifiant la loi du 30 septembre 1986 prévoit ainsi la possibilité pour les radios de moduler leurs quotas en fonction de leur format. Les radios « jeunes » (NRJ, Fun Radio, Vibration etc.) ont ainsi largement plébiscité une part de 35% de chansons francophones, dont 25% de nouveaux talents ; les radios « adultes » (Nostalgie, Chante France) se sont quant à elles tournées vers des quotas à 60% de chansons francophones, dont 10% de nouvelles productions. Leur programmation musicale est essentiellement composée de titres français anciens ou de golds*.

Radios, maisons de disques et sites de streaming musical

Malgré les assouplissements des obligations, certains diffuseurs peinent encore à remplir leurs quotas. Au regard des sanctions mises en place par le CSA en cas de manquement[7], on comprend  l’enjeu pour les radios de respecter ces obligations. C’est probablement pour cette raison que les radiodiffuseurs tentent de trouver des réponses du côté des producteurs de musique. Ils leur reprochent en effet une production francophone trop faible.[8] A contrario, les producteurs se défendent[9] et dénoncent le manque de prise de risque des radios qui sont frileuses à programmer du « franco », de peur de perdre leurs auditeurs et de connaître ainsi une baisse de leurs recettes publicitaires.

En parallèle de ces débats au sein de la filière radiophonique, on a vu apparaître de nouveaux acteurs venant bouleverser le secteur. Les plateformes de streaming musical comme Deezer ou YouTube mettent à disposition des internautes des milliers de titres musicaux de manière gratuite et avec des contraintes d’utilisation restreintes (limitation du nombre d’écoutes, de la durée d’écoute d’un titre etc.[o1] ). Ces sites sont donc une nouvelle sorte de concurrence pour les radios, d’autant plus qu’ils ne sont pas soumis aux obligations de quotas. Même si le poids de ces plateformes est à relativiser au regard de la puissance d’une radio musicale diffusée en hertzien, on sent bien dans cet exemple les nécessités d’une remise à plat des obligations. Il serait ainsi possible d’aller vers plus d’équité et de transparence entre les différents acteurs de la filière musicale afin de prétendre à un environnement plus équilibré et moins chahuté par l’actuelle crise du disque.

[1] Guibert Géraud, « L’Organisation mondiale du commerce (OMC) : continuité, changement et incertitudes », Politique étrangère,  Numéro 3,1994, Disponible sur http://www.persee.fr/articleAsPDF/polit_0032-342x_1994_num_59_3_4313/article_polit_0032-342x_1994_num_59_3_4313.pdf

[2] UNESCO, Déclaration universelle sur la diversité culturelle, septembre 2002, p. 5.

[3] Le Monde avec AFP, « Exception culturelle : Filippetti enfonce le clou », LeMonde.fr, http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/06/19/exception-culturelle-filippetti-enfonce-le-clou_3432820_3246.html publié le 19 juin 2013, consulté le 18 novembre 2013

[4] A ce sujet, Cf. Regourd Serge, L’exception culturelle, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004, 127 p.

[5] Loi n° 94-88 du 1er février 1994 modifiant l’article 28 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986. http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000512205 , consulté le 14 novembre 2013

[6]http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=4119881E2367440E7F909B7C9302444B.tpdjo16v_2?cidTexte=JORFTEXT000000402408&categorieLien=id

[7]http://www.csa.fr/Radio/Le-suivi-des-programmes/La-diffusion-de-chansons-d-expression-francaise/Les-sanctions-en-cas-de-manquement , consulté le 18 novembre 2013

[8] Briet, Sylvie, et Esquirou, Martine, « « Un disque français sur dix est potable ». Les radios incriminent le manque de qualité de la production nationale », Libération.fr, http://www.liberation.fr/evenement/1996/01/04/un-disque-francais-sur-dix-est-potable-les-radios-incriminent-le-manque-de-qualite-de-la-production-_160996 , 4 janvier 1996, consulté le 3 mai 2013.

[9] Roger, Jérome et El Sayegh David, « Halte à la concentration musicale à la radio » (tribune), LeMonde.fr, 17 février 2011, http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/02/17/halte-a-la-concentration-musicale-a-la-radio_1481296_3232.html , consulté le 17 novembre 2013.