La rencontre au bout des doigts

Si les petites annonces ont su s’immiscer dans le processus de la rencontre, qu’elle soit amicale, amoureuse ou encore sexuelle, force est de constater qu’elles ont aujourd’hui perdu de leur superbe. Assujetties au déclin de la presse papier, les petites annonces se sont en effet d’abord muées en tchats sur Internet, préfigurant ainsi l’apparition imminente des sites de rencontres. Qu’il s’agisse des tchats ou des sites, tous deux ont comme point commun une industrialisation de la rencontre grâce au réseau et à sa capacité de segmenter une masse d’individus désireux d’entrer en contact avec autrui selon des critères prédéfinis. Avec ces dispositifs est notamment apparue la possibilité de converser avec des prétendants qui habitent tout près, qui partagent une même passion ou encore une religion. Ces sites se sont ainsi placés comme facilitateurs de rencontres pour finalement devenir les miroirs de notre société, dans laquelle on constate une culture de l’entre soi, comme en témoignent les sites de rencontre communautaires Mektoube.fr, Jdate.fr ou encore Theotokos.fr.[1]

Aujourd’hui, et bien que les géants du secteur aient d’ores et déjà conçu leurs propres applications – simples déclinaisons de leur site Internet – ce sont de nouveaux entrants spécialisés qui bousculent le marché et les modalités de la rencontre ; à titre d’exemple, Grindr et Tinder arrivent en tête de ces nouveaux médiateurs de rencontre. Cet usage, déjà existant, semble donc changer de dispositif pour être plus efficace, plus accessible et plus rapide. Ce passage d’un terminal à un autre, en l’occurrence de l’ordinateur au smartphone, présuppose-t-il une transformation de ces pratiques elles-mêmes ?

L’intermédiation de la rencontre à travers un nouveau terminal, le smartphone

L’intermédiation en matière de rencontre n’est pas quelque chose de nouveau : les sites de rencontres ont proposé à leurs utilisateurs de faciliter et de spécialiser leurs rencontres depuis déjà des années. En effet, en-dehors des critères géographiques, ces dispositifs se sont déclinés en une arborescence conséquente : soit par type de rencontre souhaitée (relations amoureuses – Meetic – ; érotiques – YesLibertin – ou amicales – MeetUp), soit par appartenance communautaire, soit par orientation sexuelle, etc. Les années passant, ces critères se sont affinés, spécialisés jusqu’à couvrir un spectre paradoxalement large et segmentant ; ainsi, on trouve des sites proposant de mesurer la compatibilité psychologique, les affinités politiques et même la compatibilité génétique. Ce marché était donc déjà bien étendu avant la massification des smartphones. Avec leur arrivée et l’essor des applications, cette démarche s’est immiscée encore davantage dans nos pratiques quotidiennes ; les Français passent en moyenne 1h20 sur leur smartphone chaque jour[2]. Grâce aux possibilités offertes par ces technologies, il n’est pas surprenant que nos téléphones aillent encore plus loin dans la précision des critères de segmentation proposés aux utilisateurs en matière de rencontre. Ainsi, la géolocalisation est devenue quasi-systématique sur les applications smartphone, envahit les dispositifs de rencontre, de sorte qu’Happn propose même de retrouver quelqu’un que nous avons déjà pu croiser tandis que Tinder nous présente les profils en ligne à moins d’1 km de notre position.

Le présupposé de la détention préalable d’un smartphone ainsi que l’inscription via un profil Facebook pour une application comme Tinder témoignent d’une volonté de s’adresser à une cible jeune et connectée. Et si les applications les plus populaires proposent aujourd’hui peu de critères à leurs utilisateurs, généralement au nombre de trois (sexe, localisation et âge recherché), on constate cependant qu’elles mettent à profit les potentialités du smartphone pour répondre à une exigence d’instantanéité et d’efficacité du processus de rencontre.

Une nouvelle posture conférée à l’utilisateur

C’est précisément ici que la nouveauté semble se faire jour. En effet, en reprenant un lexique et une identité visuelle propres aux sites marchands, ces applications font entrer le processus de rencontre dans une logique de consommation rapide de l’autre ; cette nouveauté ne semble d’ailleurs pas être un tabou, puisqu’elle est assumée par le dispositif lui-même. À titre d’exemple, le site AdopteUnMec.com le figure de manière archétypale puisqu’il invite les utilisatrices à placer les hommes dans leurs paniers et arbore un logo représentant une femme disposant d’un homme dans son caddie.

La posture conférée à l’utilisateur par le dispositif médiatique est donc nouvelle, puisqu’il est invité à revêtir un rôle d’appréciateur, d’évaluateur implacable : ici, le dispositif n’invite plus seulement à exposer ses passions ou ses traits de personnalité. Au contraire, comme avec un catalogue, nous feuilletons le produit, réduit à une photographie, un prénom et un âge ; ainsi, il s’agit  de sélectionner – ou non – une personne d’un simple regard. Si cette dimension était déjà présente dans la rencontre réelle ou dans la rencontre en ligne, elle est aujourd’hui mise en évidence par le fonctionnement-même de certains de ces médiateurs de rencontre. À titre d’exemple, l’application Tinder figure cette dimension avec son swipe, balayage du pouce qui permet à l’utilisateur de chasser un profil indésirable de son écran. Ici, c’est une autre exigence provenant du smartphone qui semble s’imposer dans la médiation de la rencontre : celle du divertissement. Car nombreux sont ceux qui voient, dans ces dispositifs médiatiques, un jeu auquel ils peuvent s’adonner des heures. Cet aspect ludique est d’ailleurs renforcé par le discours d’escorte de certaines applications qui se targuent de supprimer les éventuels « râteaux », à l’image de Tinder, dont le fonctionnement ne dévoile pas le refus de l’un des utilisateurs. Cette facilité d’utilisation et cette activité de distraction nous amènent à nous interroger sur l’implication réelle des personnes utilisant ces dispositifs. En effet, Dominique Cardon[3] questionne le militantisme sur Internet, et particulièrement sur les réseaux sociaux ; dans une perspective similaire, nous pouvons nous questionner sur l’engagement réel d’une personne utilisant ces applications, puisqu’en définitive, nombreux sont ceux qui les utiliseront pour passer le temps ou par curiosité, sans pour autant se rendre à un rendez-vous. À l’inverse, il est possible de considérer que les sites Internet de rencontre demandent, eux, un investissement plus important, ne serait-ce que parce que l’utilisateur est amené à constituer un profil beaucoup plus complet et, dans la majorité des cas, à rédiger un texte de présentation de lui-même.

Quelle viabilité économique pour ces entreprises ?

Alors que les sites de rencontre offraient le plus souvent une offre payante, cette nouvelle forme d’intermédiation s’inscrit, elle, dans les usages d’une génération habituée à la gratuité sur smartphone. Faciliter le quotidien au travers de la technologie n’est, en effet, pas une nouveauté : de la balance intelligente pour perdre du poids à la montre connectée pour améliorer nos performances physiques, nombreux sont les exemples qui vont en ce sens. La rencontre n’échappant bien évidemment pas à cette installation d’entreprises dans les interstices les plus personnels de notre vie, il a fallu trouver un moyen de monétiser ces dispositifs sans pour autant facturer l’utilisateur lui-même. Le modèle économique de ces applications est d’autant plus difficile à trouver qu’elles reposent sur ce qu’on appelle l’effet de réseau. En effet, elles ne peuvent exister sans une multitude de membres, d’où l’importance de ne pas mettre de barrière à l’entrée afin de s’inscrire au préalable dans les usages d’une communauté fidèle. Dès lors, il convient de se demander comment le dispositif enregistre des bénéfices. Interrogé à ce sujet l’année passée[4], le président d’IAC/InterActiveCorp, Barry Diller, expliquait les différentes possibilités qui s’offraient alors à Tinder : soit l’abonnement, soit la publicité, soit le recours à une offre freemium. Après avoir séduit des millions de gens dans le monde et s’être intégrée dans le quotidien de ses utilisateurs, l’application très populaire vient de s’engager dans cette dernière voie : la plate-forme et ses fonctions de base restent donc accessibles gratuitement, tandis que d’autres fonctionnalités, nouvelles, sont désormais facturées. Ainsi, pour 9,99€/mois, l’utilisateur ayant souscrit à l’offre TinderPlus pourra désormais changer sa position géographique, rétracter son dernier zapping et ne plus voir de publicité. Cette option payante, qui n’est pas pour autant une barrière pour les utilisateurs, était déjà visible chez la concurrence : à titre d’exemples, l’application gay Hornet propose à ses utilisateurs de voir qui a consulté son profil ou de s’affranchir de la publicité pour un coût allant de 7,99€/mois à 59,99€/an, tandis que sur Happn, c’est le modèle économique des sites de rencontres comme Meetic qui a été repris (seuls les hommes doivent payer pour bénéficier des services de l’application).

Ce qu’il faut souligner, c’est que ces dispositifs reposent sur la collecte de données sensibles des utilisateurs. Selon la CNIL et conformément à l’article 34 de la loi 78.17 du 6 janvier 1978, dite Loi Informatique et Liberté, « chaque Membre dispose d’un droit d’accès, de modification, de rectification et de suppression de ses données personnelles ». Cependant, Happn précise que « les données du membre seront conservées pendant une période de 3 mois puis seront définitivement effacées » et il reste impossible de se connecter à Tinder sans s’y inscrire via un compte Facebook. Ces pratiques questionnent le traitement des données lorsque celles-ci proviennent d’un site tiers, craintes par ailleurs renforcées dans ce climat de défiance généralisé où l’on constate les difficultés de certaines entreprises à protéger ces datas, comme l’ont récemment démontré les failles du système informatique de LinkedIn[5] ou encore de Snapchat[6].

En somme, bien que préexistants au smartphone, les usages de la rencontre sont aujourd’hui pris en charge par de nouveaux dispositifs toujours plus segmentants. Nous assistons donc, à travers cette pléthore d’applications de rencontre, à une double professionnalisation. Tout d’abord, de la part des entreprises émettrices de ces dispositifs qui tentent de se rendre indispensables dans le domaine qui nous est le plus intime ; puis, de la part des utilisateurs qui sont invités, par ces dispositifs, à adopter une nouvelle posture, celle d’expert et d’appréciateur lors de la phase de sélection virtuelle.

Salma Bouazza, Lisa Brunet, Camille Primard, Benoît Zerbato et David Da Costa

[1] Mektboube.fr se définit sur son site comme « le n°1 de la rencontre destinée à la communauté Maghrébine et aux amoureux du Maghreb » ; Jdate.fr comme « le premier site de rencontres pour les célibataires juifs » et Theotokos comme « le site chrétien de rencontres sérieuses ».

[2] http://www.sudouest.fr/2014/03/26/les-smartphones-passent-devant-la-tele-sauf-en-france-1505099-4725.php

[3] Dominique Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites, Éditions du Seuil, coll. « La république des idées », 2010.

[4]  http://go.bloomberg.com/tech-deals/2014-04-02-tinder-narrows-down-its-options-for-how-to-make-money/

[5] http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2012/06/06/01007-20120606ARTFIG00720-65-millions-de-comptes-linkedin-auraient-ete-pirates.php

[6] http://www.lemonde.fr/technologies/article/2014/01/02/les-donnees-de-4-6-millions-d-utilisateurs-de-snapchat-publiees-sur-internet_4342383_651865.html