Le Mardi Politique

A l’heure où la course à la présidentielle bat son plein, les Effeuilleurs investissent la question de la politique et des médias. Tous les mardis pendant un mois, retrouvez le décryptage du rapport complexe entre l’homme, le politique et son image à travers le prisme médiatique. Aujourd’hui, c’est l’occasion de mettre en lumière un ouvrage qui questionne la figure présidentielle dans la presse.

Lecture : Les deux corps du président de Juliette Charbonneaux

Carte d’identité

Titre : Les Deux corps du Président – Ou comment les médias se laissent séduire par le people

Auteur : Juliette Charbonneaux

Date de publication : 2015

Éditeur : Les petits matins

Collection : « Médias, politique & communication » dirigée par Adeline Wrona

121 pages

Janvier 2014. Un scooter. Un homme casqué. Julie Gayet. Des photos que tout le monde a vues. Ce sont ces clichés, qui ont révélé au grand jour la relation du Président de la République avec la comédienne, qui servent de point de départ à la réflexion de Juliette Charbonneaux sur l’évolution de la presse généraliste. Car si, à l’image de Closer à l’origine de ce scoop, la presse dite people s’est toujours intéressée à la vie intime des politiques, cet événement semble marquer une « situation de bascule » pour les journaux d’information. À leur égard, l’auteure parle de « dilemme » : « comment ignorer ce dont parle une partie de la presse sans se voir reprocher de manquer au devoir d’informer ? En même temps, comment en parler sans se voir accusé de dériver vers l’ « infotainement» ou la « peopolisation », […] ? [1] ». Le cas « Hollande 2014 » sert alors de postulat pour interroger le rapport au privé de médias n’ayant pas pour ligne éditoriale de le traiter frontalement, « phénomène ayant participé à la construction d’un corps présidentiel dédoublé, entre face privée et face publique [2]».

À côté de la multitude des écrits factuels, Juliette Charbonneaux a choisi d’offrir une historicité à un phénomène médiatique, reflet d’une évolution tendancielle des pratiques journalistiques face à l’objet intime. Souvent traitées par le prisme de la science politique, ces nouvelles pratiques sont ici décortiquées dans leur dimension communicationnelle, l’auteur s’interrogeant aussi bien sur ces mécanismes que sur la mise en scène les entourant.

L’auteur

Docteure en sciences de l’information et de la communication de l’université Paris-Sorbonne (CELSA), maître de conférences au CELSA et membre du laboratoire GRIPIC, Juliette Charbonneaux est spécialiste de la presse et des relations franco-allemandes. Elle a notamment consacré sa thèse à la vie quotidienne du couple franco-allemand en s’appuyant sur les publications de deux journaux, Le Monde et la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Les Deux corps du Président est son premier ouvrage.

La mise en scène d’un scandale politique

Dans les médias « non-people », la figure présidentielle apparaît en tant que fonction politique. Néanmoins, sa personnification permet d’évoquer le domaine privé lorsque celui-ci a des résonnances avec la sphère étatique. Au nom de l’idéal du journalisme d’investigation censé démystifier les arcanes du pouvoir, nombreux journaux se sont ainsi emparés de « l’affaire Julie Gayet » comme d’un scandale politique, se rapprochant de la doctrine américaine où le dévoilement de la conduite privée des personnalités publiques est considéré comme partie intégrante de la mission démocratique des médias [3]. Juliette Charbonneaux a alors noté qu’une rhétorique du « choc » va colorer la prose de nombreux journalistes, champ lexical développé et répété à chaque nouvel événement concernant la vie privée du Chef de l’État. De plus, les journaux vont grandement participer à la propagation de ces images, reprenant dans un premier temps les unes des magazines people sur leur site internet [4], puis en encourageant une circulation dans la durée en diffusant ces images dès qu’une occasion s’y prête.

Au-delà des iconographies, pour l’auteur, les médias vont jouer leur rôle de « chambres d’écho » [5] à chaque déclaration du Président, s’adonnant au jeu des « petites phrases », la presse trouvant comme intérêt dans ces énoncés un potentiel appât à lecteurs. Néanmoins, cette reprise massive est représentative d’un phénomène parallèle que met en exergue Juliette Charbonneaux : « les médias généralistes ont utilisé de manière récurrente des sources qui les conduisent à participer aux rumeurs et, avec elles, à l’alimentation d’un discours people généralisé [6]». C’est dans cette logique qu’on va retrouver dans les sources cette même presse people que les journaux généralistes cherchent d’habitude à maintenir à distance. Les journalistes vont également interroger sans cesse l’entourage de François Hollande sur ces questions, allant même jusqu’à banaliser ce genre d’interrogations à des professionnels de la politique. L’exposition des déboires sentimentaux du Président désacralise la figure présidentielle (celui-ci apparaissant comme un individu lambda), processus engendrant un certain malaise chez une partie des journalistes. On va ainsi assister au déploiement de mécanismes plus subtils, avec « des stratégies du repli ».

Le jeu des poupées russes

Pour beaucoup de journalistes, évoquer de manière aussi frontale la question « people » n’est pas dans l’âme de leur média. Juliette Charbonneaux constate alors le développement d’un art partagé du dire sans dire : « le recours à des détournements narratifs, humoristiques et énonciatifs leur permet de se référer à ces sujets sans avoir l’air de participer pour autant au dévoilement et à ce qui est perçu et dénoncé comme une intrusion de la presse people [7]».  C’est ainsi que plusieurs articles vont avoir recours au registre interrogatif (par exemple, Le Monde titre le 14 janvier 2014 : « Les révélations sur la vie privée du Président soulèvent une série d’interrogations »), soulignant la prise de distance des journalistes par rapport aux faits et leur regard critique. Autre procédé discursif, beaucoup de médias vont recourir au champ lexical du « secret », « caché » pour souligner que si un mystère existe, il est du devoir du journaliste de le révéler à l’opinion.

Dans le même temps, l’auteure met en évidence plusieurs cas « d’infiltrations » : n’importe quel sujet devient un moyen de ramener au premier plan la vie sentimentale du Chef de l’État. L’arrivée de Ségolène Royal au sein du gouvernement est ainsi de nombreuses fois étudiée par le prisme de la vie privée de son ancien conjoint, François Hollande. Un autre procédé narratif permet également d’incorporer discrètement le registre privé à l’actualité : les listes pratiques [8]. Les sujets vont rassembler plusieurs faits d’actualités (dont certains d’ordre privé, mais qui ne sont pas désignés comme tels), permettant de camoufler les allusions à des considérations « people ». Les médias, dans ce jeu de divulgation, vont multiplier les formes pour rendre imperceptible l’ingérence du domaine intime dans leurs productions. Juliette Charbonneaux cite notamment les contenus humoristiques, le recours à la « fictionnalisation » ou encore le genre de la revue de presse, procédé de désengagement énonciatif très usité.  

Des procédés réflexifs face à une critique de la communication présidentielle

Le surgissement du privé dans l’actualité a conduit certains médias à « défendre un éthos crédible et légitime et à affirmer leur responsabilité en démocratie [9]». Ce mécanisme s’est d’abord accompagné d’une critique de leurs concurrents ; et en particulier, l’hebdomadaire Closer, à l’origine du scandale, a été la victime de nombreuses attaques. L’auteure remarque même que Le Monde et Le Figaro, soucieux de préserver leur réputation de « référence » vont attaquer la presse de manière générale, coupable selon eux de faire « ses choux gras des amours présidentielles ». Si tous s’adonnent à ce petit jeu de la déresponsabilisation, cela n’annihile en rien l’expression d’une responsabilité collective.

C’est pourquoi, plusieurs journalistes, conscients de la responsabilité des médias se sont lancés dans des exercices réflexifs, les articles s’intéressant à la sphère privée d’un point de vue historique se sont ainsi multipliés, tout comme ceux invitant un regard étranger à porter un jugement sur les comportements journalistiques français. Ces productions ont été accompagnées de contenus plus virulents à l’égard de la communication politique. Si a longtemps existé le mythe d’un journalisme à la française, « soupçonné de trop faire le jeu de la communication politique [10]», l’année mouvementée du Président a permis de déconstruire ce postulat. Les reproches quant à la communication du Président ont été plus forts que jamais, le récit du pouvoir s’est transformé en un passage au crible de sa communication. Parmi les points alarmants du constat, Juliette Charbonneaux note une incompréhension trop forte du Chef de l’État quant aux différentes logiques médiatiques et leurs transformations. Le pensionnaire de l’Élysée s’est également vu blâmer pour son mauvais storytelling, « un déficit d’identité narrative [..] marqué pas ses nombreux flous et silences [11]». De plus, la normalité proclamée du Président de la République aboutit à désacraliser la fonction et à remettre en question le pouvoir présidentiel.


Pour Juliette Charbonneaux, « la question de la responsabilité médiatique dépasse donc les simples frontières privé/public, elle s’étend au risque de dépolitisation [12]». L’auteure finit ainsi son ouvrage en s’interrogeant sur le rôle joué par les médias dans deux phénomènes émergents depuis quelques années : la baisse de confiance dans les institutions étatiques et la durabilité d’un regard pessimiste sur le présent et l’avenir, aussi bien individuel que collectif. Cette réflexion particulièrement intéressante mériterait d’être croisée avec la montée en puissance des réseaux sociaux, nouvel outil communicationnel devenu essentiel aux hommes politiques et ayant complètement chamboulé notre rapport à la politique même.

[1] Page 11

[2] Page 16

[3] Cette conception n’est pas nouvelle puisque Tocqueville la décrivait déjà dans De la démocratie en Amérique, en 1835

[4] C’est notamment le cas du Monde, du Figaro et du Point

[5] Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu, Le Journal Quotidien, PUL, 1989

[6] Page 39

[7] Page 59

[8] Concept développé par Umberto Eco, dans Vertige de la liste, Flammarion, 2009. Les listes « confèrent de l’unité à un ensemble d’objets qui, bien que dissemblables, obéissent à une pression contextuelle ».

[9] Page 89

[10] Page 99

[11] Page 102

[12] Page 121

Christophe Brangé, Etudiant Médias et Management 2016 - 2017