Netflix prêt à s’attaquer aux salles obscures

Le 28 août 2015, Netflix sortira Crouching Tiger, Hidden Dragon II (Tigre et Dragon II en français). Ce film est le premier à être entièrement produit par le service de vidéo à la demande, marquant à mon sens un grand tournant pour l’industrie du cinéma. Après avoir bouleversé les pratiques de consommation de télévision aux États-Unis, la firme américaine s’apprête à chambouler l’ensemble de l’industrie cinématographique, à commencer par les cinémas eux-mêmes : Netflix va diffuser simultanément un film sur deux types de support : sa plate-forme traditionnelle, et le grand écran de cinéma, et ce dans le monde entier. Il s’agit d’une grande première et surtout d’un test que l’ensemble de l’industrie cinématographique va très probablement regarder de près…

publié le 23/03/2015

On peut se demander, en effet, pourquoi Netflix choisit cette bi-diffusion. Car après tout, l’entreprise pourrait s’affranchir des salles de cinéma. Est-ce une manière de rassurer les lobbys du cinéma ? Peut-être. Mais il s’agit sans doute avant tout de chercher à mesurer et analyser quel sera le mode de visionnage le plus consommé : les gens se rendront-ils dans les quelques IMAX qui diffusent le film ou préféreront-ils le regarder sur la plate-forme Netflix ? Les gens sont-ils toujours prêts à dépenser de l’argent pour aller hors de chez eux regarder un film, et si oui, pourquoi et à quelles conditions ?

En toile de fond, l’enjeu est le suivant : l’industrie du cinéma se passera-t-elle un jour des salles obscures ?

Jusqu’ici, le lieu « cinéma » bénéficiait de nombreux avantages. Le dispositif est, en lui-même, créateur de sens. Tout comme au théâtre, le spectateur est protégé de la plupart des perturbations, il fait face à un contenu narratif et à un spectacle qui se déroulent de manière inexorable devant ses yeux. Le dispositif l’empêche d’avoir un rôle actif dans le déroulement du film – il ne peut pas le mettre en pause, l’accélérer, revenir en arrière, etc. Le spectateur est tout entier tourné vers l’immense écran auquel il fait face. Ce dernier, d’une très grande envergure, permet d’apprécier la dimension spectaculaire du film – élément aussi soutenu par la qualité du son.

Regarder un film chez soi s’inscrit dans un dispositif foncièrement différent. On dispose d’un contrôle accru sur le temps de la narration, on a davantage la possibilité d’échanger avec le ou les autres spectateurs, à propos du film mais aussi d’un tout autre sujet. Le son et l’image sont de moindre qualité en dépit de l’augmentation de l’équipement en home-cinéma et des téléviseurs qui renforcent la qualité esthétique. On gagne donc pour ainsi dire en flexibilité mais on perd de manière plus ou moins conséquente en qualité de concentration, d’immersion et de rendu esthétique et technique.

La salle de cinéma présente, du moins jusqu’à présent, un autre avantage de poids : l’aspect « avant-première » d’un film. La chronologie des médias veut qu’un cinéma ait l’exclusivité d’un film durant une période plus ou moins longue. Avant sa sortie en DVD ou en support digital, les copies illégales que l’on peut trouver sur Internet sont toutes prises par des caméras ; ce qui en réduit largement la qualité. Ces éléments contribuent jusqu’ici à inciter à se rendre dans un lieu où il est possible de consommer le film dans des conditions somme toute plus agréables.

L’arrivée de Netflix bouleverse justement cette configuration. Les conditions optimales de visionnage du film sont dupliquées, elles ne sont plus l’apanage de la salle de cinéma. Il est possible de voir ce film chez soi, sans attendre, sans se déplacer, à un tarif comparativement avantageux. Pour peu qu’on soit bien équipé, soit d’un téléviseur HD soit d’un vidéoprojecteur, on peut préférer les conditions de diffusion plus personnelles, plus confortables, plus intimes, et moins « froides » que dans un multiplexe.

La multidiffusion de Tigre et Dragon II apparaît alors comme une étape essentielle, qui pourrait déterminer la prochaine direction de Netflix en termes de création de contenu cinématographique et, surtout, en termes de diffusion de ce contenu. Quant aux distributeurs, ils ont de quoi être inquiets actuellement : ce sera la première fois qu’on change radicalement de canal de distribution pour un film.

Le blogueur Ben Thompson a publié le 18 octobre 2014 un article portant sur les conséquences d’Internet sur la distribution. Il mentionne le phénomène économique appelé « smiling curve ». Cette théorie, lancée par le fondateur d’Acer Stan Stih, s’intéresse à la chaîne de valeur des industries technologiques. Elle discerne trois groupes d’entreprises : celles situées en début de chaîne (recherche et développement), celles en milieu de chaîne (distributeurs) et celles en fin de chaîne (marketing, communication). On s’aperçoit que les entreprises en amont et en aval de la distribution sont celles qui créent le plus de valeur tandis que les distributeurs peinent à être rentables – ce qui, graphiquement, se traduit par une courbe qui ressemble à un sourire, d’où le nom de la théorie. Ben Thompson applique ce schéma aux distributeurs et éditeurs de contenus sur Internet. Il montre, grâce à l’analyse du capital des industries du contenu digital, que la courbe souriante s’applique aussi à ces entreprises : il voit une grande création de valeur du côté de ceux qui façonnent et créent le contenu et du côté de ceux qui le partagent et lui donnent une visibilité, tandis que ceux qui publient ces contenus se situeraient au creux de la vague.

Il est intéressant de voir que ce modèle s’applique au cinéma également. Internet offre aux industries de création un moyen de s’adresser directement aux consommateurs pour délivrer un contenu. La salle de cinéma, dans cette optique, se situe justement au creux de la courbe souriante, tout comme plus largement ceux que l’on nomme les « distributeurs ». Si Netflix s’en sort largement gagnant, c’est parce qu’il est situé en amont et en aval de la distribution. Il bénéficie en outre d’outils qui lui permettent d’adapter, ou du moins de tenter d’adapter, son contenu au comportement de sa cible, en s’inspirant des expériences qu’il orchestre. Et c’est aussi dans cette perspective que l’on peut considérer la sortie bimédia de Tigre et Dragon II comme une sorte d’expérimentation et de sondage.

Finalement, on retrouve ici le cycle des médias : Internet ne remplacera pas le cinéma en tant que lieu, mais il le poussera à se réadapter. Les films seront sans doute, un jour, diffusés à la fois sur des plateformes de VOD et dans de grands cinémas. Il faudra réinventer la manière d’écrire un film pour mieux pousser les individus à aller au cinéma – de la même manière que la télévision a adapté son contenu grâce à la Social TV pour pousser les spectateurs à regarder un contenu en direct et non en différé histoire de regonfler les chiffres d’audience présentés aux annonceurs.

Jusqu’ici, l’industrie cinématographique avait surtout été frappée par le téléchargement illégal, qui a entraîné une plus grande circulation des contenus, et donc augmenté l’intérêt général pour cette industrie. Elle doit désormais faire face à l’arrivée d’acteurs qui changent radicalement les canaux de distribution et qui pourraient bien lui offrir, au-delà de la probable et passagère crise d’angoisse, un magnifique levier de créativité et d’innovation.

Arthur Guillôme