« ON A MOINS LE TEMPS, IL FAUT ETRE PLUS REACTIF, PLUS OFFENSIF, SE POSITIONNER TOUJOURS PLUS TÔT » – ENTRETIEN AVEC JONATHAN ESCARPIADO, TF1

Cet article est le troisième volet du dossier sur la distribution audiovisuelle coordonné par Valérie Patrin-Leclère et Emmanuelle Fantin, chercheuses du laboratoire GRIPIC, CELSA Sorbonne-Université.

Les discours sur la crise des médias d’une part, sur les injonctions à innover d’autre part, mettent de côté un acteur pourtant important dans la filière audiovisuelle : le distributeur. A force de se focaliser sur les nouveaux usages, les nouvelles écritures, les nouveaux modèles économiques, ces nouveaux concurrents que sont les GAFAN, on risque d’en venir à oublier que le changement concerne également les professionnels de la distribution. Le métier change doublement, car il lui faut intégrer de nouvelles compétences et viser un marché mondial. La Chaire CELSA a produit une étude dont elle livre à Effeuillage des extraits.

Retrouvez l’introduction complète du dossier Phares sur la distribution audiovisuelle.

Interroger un professionnel de la distribution positionné du côté de l’achat, chez le diffuseur, permet de prendre toute la mesure de la dualité du métier, entre négociation financière et discernement artistique. La nécessité de cette double compétence s’est renforcée, puisque de plus en plus les diffuseurs sont amenés à intervenir en amont de la distribution, au niveau même de la production. Ce déplacement, Jonathan Escarpiado le vit au quotidien. Cet entretien met au jour un deuxième enjeu essentiel : ne pas se laisser aveugler par les tendances et phénomènes en cours, fortement médiatisées, et bien rester concentré sur les invariants du métier d’acheteur, du moins quand on est au service d’un média grand public.

Jonathan Escarpiado est responsable des acquisitions chez TF1. L’entretien a été réalisé par Emmanuelle Fantin, chercheuse du laboratoire GRIPIC, CELSA Sorbonne Université

Responsable des acquisitions dans une grande chaîne nationale à quoi cela correspond-t-il exactement ?

Chez TF1, les acquisitions sont scindées en deux : les « artistiques » et les « négociateurs ». Pour acheter un programme, nous opérons d’abord une sélection d’un point de vue artistique ou éditorial : c’est mon rôle, c’est-à-dire voir les programmes, les juger, les évaluer. Mais nous travaillons toujours en binôme avec les négociateurs, qui vont s’occuper de négocier les droits avec une casquette plus juridique et business. L’un et l’autre travaillons ensemble, c’est une relation indéfectible. En ce qui me concerne, mon rôle de responsable artistique consiste à visionner et dénicher, en équipe, les meilleures fictions étrangères (séries, téléfilms) et les meilleurs films pour TF1.

Quelles mutations du secteur audiovisuel avez-vous pu observer ces dernières années?

Elles sont très nombreuses. La première mutation concerne les séries américaines qui étaient très puissantes dans les années 2000 sur les chaînes gratuites. Toute cette tendance des networks américains qui ont renouvelé le genre – je pense à la folie autour de Dr House, Desperate Housewives, Lost, Mentalist, Les Experts, etc. – et qui permettaient aux chaînes de réaliser des audiences énormes, c’est une tendance qui est en train de changer malheureusement. On a aujourd’hui énormément de diffuseurs américains, énormément d’acteurs, et tout le monde veut faire de la série : Netflix, Amazon, TNT, Showtime, etc. On a beaucoup plus de séries, mais surtout beaucoup plus de séries de niche. Et donc des talents qui vont préférer travailler avec des diffuseurs de niche plutôt que s’ennuyer à travailler pour un network avec toutes les contraintes qu’on imagine (d’écriture, de réécriture pour rendre le programme plus accessible…).

On assiste donc à un éclatement avec beaucoup d’acteurs, beaucoup de séries, beaucoup de bruit médiatique, ce qui donne l’impression de vivre un âge d’or de la série mais qui n’est que partiellement vrai puisque le grand public, lui, bénéficie de moins de choix qu’avant. Stranger Things ou True Detective par exemple, ce ne sont pas des séries grand public. La presse parisienne va en parler, et c’est normal car ce sont d’excellentes séries, mais elles ne vont pas s’adapter à un grand public. Nous, chez TF1, nous scrutons la rentrée des networks américains, mais c’est beaucoup plus compliqué qu’avant de trouver « la » nouvelle série grand public qui va plaire. C’est le premier changement.

Cela n’a pas que des inconvénients. D’un point de vue business, la relation avec les majors change. Dans les années 2000, elles fournissaient un nombre de séries incroyable, donc vous étiez obligé de signer des deals astronomiques. Le rapport de force entre le distributeur et le diffuseur était très favorable au distributeur. Aujourd’hui c’est plus équilibré.

La dernière chose, c’est l’ouverture des grandes chaînes à des séries européennes. Ce soir nous diffuserons une série anglaise en prime-time sur TF1 (Liar, 6X52minutes, décembre 2017). C’est bien la preuve que l’on a changé de paradigme et que l’on doit ouvrir le scope pour prendre plus de risques. France Télévisions a diffusé Broadchurch avec succès, par exemple. On voit que le règne 100% américain n’est plus aussi total que ces dernières années.

Que représente la croissance de Netflix par rapport à votre activité ?

Netflix a tendance à cannibaliser le débat. On parle énormément de Netflix mais finalement, en tant que chaîne gratuite, la tendance « pay-TV » nous préoccupe plus que le « délinéaire ». Alors oui, c’est important, et cela bouscule les usages, mais si on fait un bond de deux ou trois ans en arrière, quand Netflix était peu développé en France, c’était plutôt l’offre payante (HBO, AMC, Showtime, etc.) qui s’est mise à développer des séries très qualitatives, comme toujours, mais surtout en beaucoup plus grand nombre.

On a tendance à sous-estimer l’origine de ce qui se passe actuellement. Si vous regardez les Emmy Awards il y a quinze ans, vous ne verrez que des séries network ou grand public. Et puis peu à peu, des séries des networks ont disparu et les séries des acteurs payants sont apparues. Et pour moi, Netflix a joué sur ce contexte-là, dans un alignement des planètes formidable : c’est à la fois la réalisation d’une prouesse technique – Netflix est un outil performant – tout en surfant sur une tendance artistique qui a été initiée par HBO, Showtime, etc. qui « challengeaient » déjà l’offre traditionnelle. Il faut aussi tenir compte des usages qui changent et de la force de frappe des Américains, avec Netflix et Amazon qui sont capables de faire des offres-monde. Aujourd’hui, si un script se « balade » sur le marché, Netflix peut arriver et prendre immédiatement les droits pour 190 pays.

Est-ce que cette nouvelle donne a modifié les pratiques professionnelles ou vos méthodes de travail ?

L’évolution du métier est très concrète : aujourd’hui il faut se positionner de plus en plus tôt sur les projets si vous voulez une bonne série. Historiquement, tout était sur des rails, on avait nos réseaux, les networks cartonnaient, nous faisions nos choix pour la France en discutant avec les Majors. Tout était « sous contrôle », alors qu’aujourd’hui c’est beaucoup plus instable. On a moins le temps, il faut être plus réactif, plus offensif, se positionner toujours plus tôt. Certains acteurs font des offres sur pitch ; avant on pouvait au moins regarder le pilote… On va vers le pré-achat, c’est-à-dire un positionnement dès le script. Pour une chaîne comme TF1, ou pour toute chaîne commerciale, c’est un risque supplémentaire. Se positionner plus tôt, ça veut dire faire un saut dans le vide. Cela vient augmenter aussi la co-production, c’est-à-dire le fait d’être présent sur un projet dès le début, voire de l’initier. Nous essayons donc d’être plus force de proposition, d’être moins passif. On va co-produire nos propres fictions étrangères, en les faisant entrer dans nos critères.

Mais ce n’est pas pour autant la révolution dans nos méthodes de travail. Aujourd’hui, les programmes qui intéressent les chaînes gratuites ne sont pas les mêmes que ceux qui intéressent les chaînes payantes. On se fait attaquer par les nouveaux acteurs, c’est indéniable, mais notre métier n’a pas encore totalement muté. On a encore l’occasion de faire du mainstream et donc de se positionner sur des projets. Quand Warner Bros fait « L’arme fatale » pour Fox, ça nous intéresse et c’est un succès en France…. Il y a clairement un tropisme parisien sur des tendances comme le binge watching de la dernière série à la mode, or tout le public ne fonctionne pas sur ce mode-là en France et en Europe.

Anticipez-vous d’autres reconfigurations et d’autres menaces pour les prochaines années ?

Il faut être vigilant mais cela ne sert à rien de paniquer ou de surestimer la menace. On voit bien que nul n’est infaillible, Netflix va probablement se faire challenger par Disney et son rachat de Fox. La dichtotomie payant/gratuit demeure dans les usages et les attentes éditoriales. Pour le sport, il y a d’autres problèmes qui se posent, et beaucoup d’incertitudes. A quel moment les GAFA s’intéresseront aux droits de grands événements sportifs ? Là, on ne parle pas de la dernière série de David Lynch, on parle d’un produit qui parle à tout le monde, qui représente un énorme potentiel d’audience. Imaginez si Google fait une offre-monde pour les JO ou la Ligue des Champions, avec une force de frappe économique qu’on lui connaît et qui est bien supérieure à tous les diffuseurs. Cela représenterait une nouvelle évolution majeure dans le monde de la distribution et donc dans le monde des programmes.

Emmanuelle Fantin, chercheuse du laboratoire GRIPIC, CELSA Sorbonne Université

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