Les trolls ne sont plus les « grands méchants » d’Internet

À l’époque encore très liée dans l’inconscient général aux actes de malveillance sur le web, la vision du troll n’a pas vraiment changé dans l’espace public. Néanmoins, au sein des sphères de la culture Internet, le troll a largement eu le temps d’évoluer. Aujourd’hui, le mot troll recouvre plusieurs réalités, certaines étant éloignées de la définition originelle du terme. 

Spoiler : oui on peut tirer beaucoup de positif de l’art du trolling.


Le troll est une pratique provocatrice avant tout basée sur l’humour

Si l’on en croit Google Trend, voilà 10 ans que le terme « troll » a acquis de l’importance dans notre paysage médiatique. 

Source : Google Trend, évolution de la recherche du terme « Troll » sur Google de 2004 à ce jour

Commençons par un rappel de la définition « classique » de ce qu’est un troll sur Internet. D’après Wikipédia « un troll caractérise un individu cherchant l’attention par la création de ressentis négatifs, ou un comportement qui vise à générer des polémiques. » Il faut préciser que le terrain de prédilection de ces individus est les réseaux sociaux, forums ou autres espaces commentaires des sites Internet. Le trolling est donc, à la base, une pratique provocatrice : susciter une réponse ou un débat avec l’objectif de discréditer son « adversaire » afin qu’il se retrouve prisonnier du troll, voire même ridiculisé. Il est cependant pertinent de rappeler que le troll a avant tout une portée humoristique.

Ces origines divertissantes du trolling ont permis aux trolls d’évoluer, notamment grâce à un élément majeur : le regroupement sous forme de communautés. Autrefois cavaliers seuls, les trolls se sont depuis quelques années de plus en plus regroupés en véritables petites tribus, permettant à de nombreux récits comiques, absurdes et politiques d’émerger.


La création d’un récit commun

L’expression « culture Internet » est une notion clé pour rendre compte de l’évolution de la pratique du trolling. La culture Internet s’appuie beaucoup sur des contenus existant en dehors des réseaux sociaux mais cela serait oublier les expressions, usages, coutumes et personnalités qu’on trouve exclusivement dans les espaces numériques. Ces éléments sont des caractéristiques qui permettent de définir une culture, en l’occurrence un récit commun partagé par et pour les utilisateurs qui utilisent les réseaux sociaux.

Lorsqu’on explore un peu Internet, on se rend très vite compte que, comme dans la réalité, il n’existe pas qu’une culture partagée par une communauté unique, mais une multiplicité de récits qui s’écrivent dans la diversité. Ces us et coutumes sont variés, presque autant que le nombre de communautés sur Internet. Et les divers groupes de trolling n’échappent pas à cette règle. Pour rayonner au travers des méandres d’Internet, la puissance des communautés est primordiale. Cette dernière se calcule souvent par l’engagement, c’est-à-dire la capacité de leurs membres à créer du contenu et à le rendre visible. C’est de là que les communautés troll tirent une grande partie de leur force. Étant composés à l’origine d’individus bruyants et très actifs (pour de bonnes comme de mauvaises raisons), leurs récits se font une place de choix dans le spectre de la culture Internet. 

C’est ainsi que nous avons pu voir par exemple fleurir sur Twitter les communautés « Cars » et « Pessi ». Aujourd’hui quasiment éteintes, elles partagaient entre elles un trait spécifique : celui de faire du « roleplay ». Le roleplay est l’acte de se mettre dans la peau de quelqu’un ou quelque chose d’autre que soi-même, comme un acteur pourrait le faire lors d’un film. Sur les réseaux, cela s’incarne bien souvent par la création de comptes entiers dédiés à de l’acting. La communauté « Cars » par exemple, apparue en 2021, était constituée de nombreux comptes de personnes jouant  une voiture différente de ce dessin animé de Pixar, appliquant à cet univers les codes des réseaux sociaux (c’est-à-dire imaginer ce qu’auraient pu être les publications sur Twitter des véhicules de la licence). À l’origine, tout ceci relevait du second degré et n’avait pour but que de faire réagir les utilisateurs de Twitter par l’étonnement. Il n’aura suffi que d’un seul compte rencontrant le succès pour enflammer la plateforme et donner naissance en l’espace de quelques jours à une centaine de comptes Twitter de véhicules Cars se suivant tous et réalisant de nombreux tweets absurdes et humoristiques. 

Dans une autre tonalité, les « Pessi », apparus en 2020, étaient une communauté de quelques centaines voire milliers de trolls qui utilisaient une photo retouchée de Lionel Messi chauve en photo de profil. 

Plus virulents, ces utilisateurs prenaient d’assaut certains posts en commentant en boucle les mêmes messages composés de nombreux mots répétés constamment tel « miaule », « zinzinule » ou « chouine » qui avaient pour but de se moquer des tweets ciblés (encore une fois par l’absurde).

Même si cela a pu donner lieu à quelques événements proches du cyberharcèlement, les Pessi ont fini par développer leur propre forme de langage qui s’est alors diffusée largement sur Twitter. Le mouvement n’a cessé depuis d’être très décrié. 

Par le roleplay et la création d’expressions et références communes, les communautés trolls sont aujourd’hui devenues des moteurs de la culture Internet, certaines devenant des communautés extrêmement visibles et s’inscrivant durablement dans l’histoire du web.


Le trolling est à l’origine de pratiques culturelles : l’exemple du shitposting

Si les Pessi sont un exemple parfait de petites communautés ayant réussi à émerger brièvement, il nous faut aussi parler du shitposting, une pratique dérivée du trolling qui est devenue l’une des cultures les plus importantes et diffusées sur Internet. Comme son nom l’indique, le shitposting désigne l’acte de poster des publications de très basse qualité, avec un humour absurde voire incompréhensible afin de provoquer volontairement des réactions de gêne et de rire. La forme consciente des contenus shitposts est primordiale afin de comprendre l’essence trolleuse de cette communauté qui se veut avant toute chose humoristique. 

À la base simples utilisateurs publiant de temps en temps des contenus étranges sur YouTube ou autres forums de discussion, les shitposters ont connu un essor énorme grâce à l’apparition des Dank Memes. À partir de 2015, s’est installée sur Internet la tendance à la création de memes incompréhensibles et visuellement désagréables. Cette période d’absurdité dans les communautés de memes creators a permis d’amplifier et souder plus largement la communauté shitposter qui s’est renforcée grâce à ses nouveaux arrivants.

Enfin, avec la diffusion plus importante des contenus vidéos, plus particulièrement dans la sphère meme, les montages « Youtube Poop » (des vidéos parodiques étranges et comiques fondatrices de la culture shitposting) ont  eux aussi permis à cette communauté de gagner en visibilité et nombre. La culture du shitposting est cryptique, reposant sur des contenus second degré. Cette tonalité, difficile à maîtriser, associée à une multitude de private jokes, complexifie la lecture des images.  

De nombreux comptes de shitposting accumulent plusieurs centaines de milliers de followers, démontrant la puissance acquise par cette communauté. Elle a su établir ses propres codes et les répandre malgré leur complexité apparente. La communauté shitposting demeure néanmoins une communauté repliée sur elle-même, ses références n’étant pas accessibles à tout un chacun. Cela amplifie dès lors les liens entre les membres de la communauté, nouant de puissantes relations entre utilisateurs qui peineront à trouver d’autres personnes partageant les mêmes références culturelles. 

La taille et le lien unique qu’a pu tisser la communauté shitposting en font sa grande force. Au-delà de simples groupes à but humoristique, certaines communautés trolls arrivent à créer des relations qui participent à créer un véritable lien social. Cette connivence entre utilisateurs et cette force d’engagement sont de plus en plus mises au service d’idéaux politiques, pesant parfois dans le paysage médiatique. 


Des communautés politisées

Qui n’a pas entendu ces dernières années parler des trolls russes avec l’affaire Cambridge Analytica, ces derniers déversant leur contenu sur Internet afin de façonner l’opinion publique ? Certains sites référençant les images les plus drôles du web sont même pris d’assaut par ces utilisateurs. On peut par exemple penser à 9gag, anciennement l’une des plateformes de partage de memes les plus importantes d’Internet, qui est depuis le début de la guerre en Ukraine le théâtre d’affrontement à base d’images parodiques et autres montages moqueurs entre les opposants du conflit. Les memes peuvent être porteurs d’un idéal politique et d’une parole parfois conservatrice ayant un impact sur la perception de certaines opinions par les utilisateurs qui les reçoivent.

Néanmoins ce type de contenu est loin d’être l’apanage de l’extrême droite puisque les memes sont devenus de vrais outils d’expression numérique permettant aux communautés de faire passer leurs messages et revendications politiques. On ne compte par exemple plus le nombre de fois où la candidate à l’élection présidentielle 2022 et présidente de la région Île-de-France Valérie Pécresse s’est retrouvée moquée sur Twitter dans le cadre de sa campagne électorale.

Sur Reddit, des marques se retrouvent de temps en temps au cœur de vagues de memes dénonçant leurs pratiques problématiques. C’est le cas de la marque Nestlé, souvent accusée sur les réseaux sociaux de vouloir privatiser l’accès à l’eau potable.

La critique se focalisant sur les gouvernements n’est également pas en reste. On peut citer la Chine, connaissant une très mauvaise presse dans la communauté meme anglophone qui avait par exemple créé une tendance entière afin de moquer et dénoncer le système de points sociaux mis en place il y a peu dans le pays.

Ces différents exemples ne sont certes pas les œuvres de communautés précisément nommées et organisées, mais il s’agit néanmoins de la communauté d’appartenance au réseau social lui-même qui en est à l’origine. Il existe toutefois certains groupes de soutien politique revendiqués qui utilisent le trolling comme arme pour leur militantisme. La NAFO, pour ne citer qu’elle, est une communauté internationale d’utilisateurs utilisant des photos de Shiba Inu armés soutenant l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie. Le groupe utilise les memes pour tourner en ridicule de manière virale ce qu’il considère comme de la propagande russe. La NAFO va même jusqu’à vendre du merchandising afin de réaliser des donations en faveur de l’Ukraine et participer ainsi à l’effort de guerre.

Nous l’avons vu, les trolls ne sont pas uniquement les « grands méchants » du web. Comme dans toutes les communautés, certains individus souhaitent provoquer des réactions en utilisant les réseaux sociaux de manière agressive ou provocatrice. Mais le trolling ne se résume pas uniquement à cet aspect. « L’art du trolling » peut être créatif, pertinent, il engendre alors de belles histoires tout comme il peut être politiquement engagé.

MàJ

En 2015, Effeuillage sortait sur YouTube une vidéo visant à définir ce qu’est concrètement la pratique du « troll ». Huit ans plus tard, Axel « Tahzio » Beaussart s’intéresse à l’évolution de « l’art du trolling » et à son influence sur l’usage des réseaux sociaux.

Focus sur Spotters et son fondateur Axel Beaussart

Axel « Tahzio » Beaussart a fondé le média en ligne Spotters.

Spotters est un pure player qui explore les réseaux sociaux et plus globalement la culture web, à travers des analyses de tendances et d’actualités. Spotters partage ainsi sur Twitter son expertise des tendances web, relaye sur Instagram les news et best-of d’Internet, développe sur Youtube des interviews de créateurs de contenus. Le média est également actif sur TikTok.

Pourquoi l’enseigne Nestlé a-t-elle été accusée de privatisation de l’eau potable sur les réseaux sociaux ?

À la suite de propos tenus par l’ancien président de Nestlé Peter Brabeck-Letmathe en 2005, de nombreux internautes ont accusé Nestlé de vouloir privatiser l’accès à l’eau potable. Lors d’une interview réalisée pour le documentaire « We feed the World », il déclarait : « La question est de savoir s’il faut privatiser l’alimentation en eau. Deux points de vue s’affrontent à ce sujet. Le premier, que je qualifie d’extrême, est représenté par les ONG pour qui l’accès à l’eau devrait être nationalisé. Autrement dit, tout être humain doit avoir accès à l’eau. C’est une solution extrême. Et l’autre qui dit que l’eau est une denrée alimentaire, et que, comme toute denrée, elle a une valeur marchande. Il est préférable, selon moi, de donner une valeur à une denrée afin que nous soyons tous conscients qu’elle a un coût ».

Nestlé a répondu à plusieurs reprises à ces attaques envers le groupe. Dans une vidéo publiée en août 2013, Peter Brabeck-Letmathe affirme qu’« il existe apparemment quelques fausses interprétations concernant mes idées sur l’eau […]. J’ai toujours soutenu le droit humain à l’eau. Chacun devrait disposer d’eau potable en quantité suffisante pour les besoins quotidiens ». Le compte Twitter France de Nestlé a également réagi à ces accusations sur Twitter en 2017. Enfin, un article entier est dédié à ce sujet sur le site Internet du groupe alimentaire.

La NAFO, ou l’engagement socio-politique par le troll

La mission de la NAFO (OFAN en français, Organisation des Fellas -que l’on peut traduire par « gars » en français- de l’Atlantique Nord) est résumée par l’un de ses plus anciens membres, Kama Kamilia : « Il faudrait être inhumain pour ne pas se sentir concerné [ndlr, par l’invasion russe en Ukraine]. Je fais juste ce que n’importe quelle personne raisonnable ferait. Notre but, c’est de récolter de l’argent. Je ne suis qu’un rouage dans une plus grande machine ». Le site Internet Saint Javelin, créé par Christian Borys, un entrepreneur canadien vivant en Ukraine et spécialisé dans la communication digitale, aurait ainsi permis de récolter plus d’un million de dollars pour des ONG grâce à la vente de T-shirts, mugs ou stickers reprenant les visuels de la NAFO, d’après Le Monde. Les dons à destination de la légion géorgienne, une unité de volontaires internationaux qui combat dans le camp ukrainien, sont également encouragés au sein de la communauté NAFO.

Voici un exemple de meme répondant à ce que la NAFO considère comme de la propagande russe :

https://twitter.com/NafoFella/status/1603008177640980483