Être un bon public, ça s’apprend?

Lumière sur le travail de recherche de Margaux Putavy, ancienne Effeuilleuse.

Après deux années en hypokhâgne et khâgne, Margaux Putavy intègre le CELSA, et passe notamment six mois à la Business School d’Aarhus, au Danemark. Diplômée du Master 2 Médias et Management, elle rédige un mémoire sur le public des plateaux télévisés et effectue un stage de fin d’études à La Direction de France 2. Aujourd’hui, Margaux Putavy travaille pour l’émission C’est au programme de la même chaîne, où elle est en charge des fiches de Sophie Davant et des réseaux sociaux.

C’est un fait, l’écran de télévision regorge quotidiennement d’images de spectateurs anonymes venus assister au tournage des émissions. Malgré cette quasi-constante, les situations dans lesquelles ces spectateurs apparaissent sont des plus variées. Du bloc silencieux derrière l’animateur et ses invités au public bruyant harangueur, en passant par les spectateurs « jokers », « témoins » ou même « participants », nombreux et divers sont les rôles que le public peut endosser sur un plateau ou, plus largement, dans un studio. Au cœur ou en marge de chaque concept, le public n’est pas moins . Et quel que soit son degré d’implication dans le déroulement de l’émission, montrer un public à l’écran c’est avant tout donner une première image de la réception. En s’appuyant sur les codes télévisuels, Effeuillage va décortiquer pour vous ces différentes pratiques.

Familière étrangeté du plateau

Sur un plateau, le public est amené à réagir. Même lorsqu’ils sont simplement invités au silence, les corps des spectateurs sont susceptibles d’être filmés et donc d’apparaître dans l’émission diffusée. L’usage de ces corps et, plus largement, toute attitude sur un plateau de tournage ne sont donc pas laissés au hasard. Souvent inconsciemment, le comportement des spectateurs relève d’une réelle application d’automatismes acquis lors du visionnage d’émissions télévisées. En effet, la particularité d’un plateau télévisé, c’est que des millions de personnes le voient tous les jours sans y avoir jamais mis les pieds. Tous les jours, les téléspectateurs observent sur leur écran divers studios, décors, acteurs, déroulés d’émissions. De cette manière, lorsqu’ils se trouvent effectivement sur les gradins d’un plateau télévisés, ils sont généralement confrontés à un phénomène de « familière étrangeté » : « Le plateau télévisuel incarne un univers totalement étranger à celui dans lequel évolue le candidat dans sa vie quotidienne, mais à la fois, il en est familier, en a déjà vu à la télévision. » [1]. Si Camille Jutant évoque ici le statut du candidat, nous pouvons aisément appliquer sa réflexion au public des gradins.

Automatismes infraordinarisés

Puisqu’en tant que téléspectateurs, le public connaît déjà bien les plateaux télévisés avant d’y avoir mis les pieds, certaines attitudes à adopter sur place sont déjà connues, voire même « infraordinarisées »[2]. C’est le cas par exemple sur le plateau de Touche pas à mon poste !. Une règle tacite laisse au public le pouvoir de « sanctionner » un chroniqueur qui ferait une remarque déplacée en scandant d’énergiques « Tu sors, tu sors, tu sors ! ». Le chroniqueur en question quitte donc momentanément le plateau et rejoint les spectateurs sur les gradins. De même, à la fin de chaque émission, lorsque Cyril Hanouna lance « La télé c’est que de la… », le public doit en chœur répondre « télé ! ». Ce type de pratiques s’est peu à peu normalisé et fait partie du déroulement quotidien du talk show. Ni le chauffeur de salle ni Cyril Hanouna n’ont besoin de suggérer au public de « sortir » un chroniqueur ou de clôturer l’émission avec le mot « télé » ; les automatismes acquis lors des visionnages précédents s’activent et les spectateurs, lorsqu’ils reconnaissent une situation à laquelle ils ont déjà assisté derrière leur écran, sont en mesure d’adopter un comportement approprié.

Que reste-t-il de la spontanéité ?

En retour, cette connaissance des codes télévisuels a tendance à altérer la spontanéité des comportements du public sur les plateaux. Dans son livre Corps et communication, le péril de Narcisse, Isabelle Kessler affirme : « Aujourd’hui, même quand elles ne peuvent pas être confondues avec des professionnels, les personnes interviewées dans la rue se mettent tout de suite au diapason d’un certains style télévisuel et manifestent une aisance malgré la présence de la caméra. Elles ont intégré, d’une certaine façon, les codes médiatisés du geste. On peut ajouter qu’elles l’ont peut-être fait au détriment de l’interaction vivante et des formes de communication quotidienne qui étaient les leurs. »[3] Ainsi, en se conformant aux canons télévisuels qu’ils maîtrisent si bien, les spectateurs répondent à ce qu’ils identifient comme des attentes communément admises et mettent de côté leur naturel.

Ces observations font partie des mécanismes inconscients qui se mettent en place chez les individus présents dans le public. Camille Jutant, qui étudie les publics sollicités lors de la transposition télévisuelle de l’expérience de Milgram – à savoir la fausse émission La Zone Xtrême – indique que le public se sémiotise lui-même[4]. Elle affirme qu’il « devient signe de lui-même et produit ainsi une figure de public »[5]. L’auteure évoque une situation particulière, dans laquelle le public est mis au courant que La Zone Xtrême n’est qu’une expérience scientifique et où il lui est demandé de continuer à faire comme si, à jouer son rôle de public. Pourtant, ses analyses sont applicables dans des situations plus classiques. En effet, des processus similaires sont observables sur tous les plateaux, dans la mesure où les spectateurs calquent leur attitude sur ce qui leur semble être celle d’un bon public de télévision.

Devenir une image de public

Si tout public est avant tout une figure de public, on ne peut s’empêcher de repenser aux dires de Jean-Luc Godard : « Ne plus dire : ‘C’est une image juste’, mais ‘C’est juste une image’ ; ne plus dire : ‘C’est un officier nordiste sur un cheval’, mais : ‘C’est une image d’un cheval et d’un officier’ »[6].  Le public, parce que le cadre télévisuel l’empêche de n’être qu’un groupe anodin de personnes réagissant spontanément à un spectacle qui lui est proposé, devient une image de spectateurs. Si l’on a pu voir que les équipes de production procédaient à une véritable construction du public, l’on s’aperçoit désormais que les spectateurs, inconsciemment, construisent déjà eux-mêmes une image sur-sémiotisée de leurs propres réactions. Camille Jutant ajoute : « Interpréter un rôle revient à prodiguer aux autres les signes qui établissent l’intelligibilité de son rôle »[7]. Les spectateurs qui ont conscience d’être filmés se doivent donc avant tout de proposer des réactions intelligibles pour les téléspectateurs finaux. Il ne s’agit pas uniquement de s’amuser, mais de montrer que l’on s’amuse en souriant et riant ; il ne s’agit pas uniquement d’approuver ce qui est dit, mais de montrer que l’on approuve en applaudissant ; il ne s’agit pas uniquement de s’offusquer, mais de montrer que l’on s’offusque en huant et sifflant les intervenants.

Finalement, sur un plateau, le public applique inconsciemment un arsenal de savoirs pratiques acquis en regardant quotidiennement son écran de télévision. On observe ainsi un véritable phénomène de circularité qui est à l’œuvre sur un plateau qui accueille un public : les téléspectateurs sont influencés par les spectateurs à l’écran mais ces derniers sont aussi conditionnés par le regard futur des téléspectateurs. Même, ils sont conditionnés par leur propre expérience en tant que téléspectateurs…

[1] Jutant Camille, « « La Zone Xtrême » et ses publics télévisés : situations de communication multiples et ajustements permanents », Communication & langages, 2010, pp 101-126, DOI:10.4074/S0336150010014067

[2] Concept théorisé par Emmanuel Souchier

[3] Kessler Isabelle, « Corps et communication, le péril de Narcisse », Communication & Langages n° 107, 1996, ,p. 94-104

[4] Jutant Camille, « « La Zone Xtrême » et ses publics télévisés : situations de communication multiples et ajustements permanents », Communication & Langages n°166, 2010, p. 101-126.

[5] Ibid.

[6] Godard Jean-Luc, cité par Bourdieu Pierre dans Bourdieu, Pierre, Sur la télévision, Raison d’agir, 1996.

[7] Jutant Camille, « La Zone Xtrême et ses publics télévisés : situations de communication multiples et ajustements permanents », Communication & langages n°166, 2010, p. 101-126.

Margaux Putavy, France 2