La fabuleuse histoire du consultant sportif

 Ils s’appellent Pierre Ménès, Tatiana Golovin ou encore Fabien Galthié. Qu’il s’agisse de football, de tennis ou de rugby, ils accompagnent la retransmission sportive, disséquant le jeu jusqu’à lui offrir une nouvelle perspective. Anciens sportifs, entraîneurs ou journalistes reconnus par leurs pairs et par le public, les voilà convertissant leur notoriété publique et leur réussite professionnelle en expertise médiatique. A la figure du journaliste sportif chargé d’informer et de commenter le fait sportif se greffe ainsi la figure du consultant, dont le rôle médiatique a trait au décryptage.

Dans leurs discours à l’écran, les consultants diffèrent des journalistes : alors que les seconds « restent focalisés sur l’action particulière et l’instant présent », les premiers « s’appuient sur cette description de l’action pour en tirer un sens général »[1]. Transformant ainsi « la vision d’un spectacle chargé d’émotion en spectacle rationalisé par une analyse »[2], les consultants mettent à profit leurs compétences au service d’une expertise dont ils sont a priori de légitimes énonciateurs, ayant éprouvé, par le passé, la réalité du sport de haut niveau[3]. La Coupe du Monde 2014 au Brésil, co-diffusée sur TF1 et sur beIN SPORTS, sera l’occasion d’assister à la démultiplication de cette figure à l’écran, déjà entrevue à l’occasion des Jeux Olympiques de Sotchi. Pourquoi et comment les consultants sportifs ont-ils gagné leur place à la télévision ?

Thierry Roland et Jean-Michel Larqué (crédits : Rutman/TF1/SIPA)

Le consultant sportif de compensation, un Pierre Ménès préhistorique

Contrairement à la Grande-Bretagne proposant dès 1937 des retransmissions de matches de football (BBC), la France ne diffuse pas, à cette époque, des compétitions sportives en direct ou en différé. À l’inverse, c’est plutôt le sport qui pénètre la télévision en France quelques années plus tard, et non la télévision qui se rend dans les stades. En 1947, la RDF Télévision française diffuse une émission de sport parmi ses douze heures d’antenne hebdomadaire, désolidarisée de la retransmission d’un match et en absence d’images à exploiter[4]. Ainsi, la chaîne publique nationale « collabore avec des spécialistes »[5] afin de traiter du sport dans ses studios : le consultant sportif est né, convertissant un savoir-faire spécifique hérité de sa carrière sportive en expertise médiatique. S’il n’est pas nommé de la sorte à l’époque, le consultant diffère de son acception actuelle : lors des émissions de sport de la RDF Télévision française, il n’intervient pas en complément de la retransmission sportive, mais à l’inverse pour compenser l’absence de cette dernière.

La libéralisation progressive du sport professionnel, entamée au milieu des années 1950 en France, engendre une reconfiguration éditoriale profonde du sport à la télévision. Conformément à la demande des clubs, les diffuseurs commencent à rétribuer les clubs ou les fédérations pour acquérir le droit de diffuser des compétitions en partie ou en intégralité. L’opportunité de diffuser des images de sport rend caduques les émissions « de compensation » d’images de sport, qui disparaissent des grilles des programmes et emmènent avec elles les consultants sportifs « de compensation » dans les oubliettes de la télévision française.

 Le consultant d’accompagnement, une innovation éditoriale

À ces émissions « de compensation » se substituent des émissions d’« accompagnement » de la performance sportive, à mesure que les accords entre les diffuseurs, les clubs et les fédérations se multiplient. Outre « La Domenica Sportiva » (Programma Nazionale[6]) à partir du 3 janvier 1954, l’émission « Match of the Day » (BBC) est un tournant. Diffusée à partir du 22 août 1964, « Match of the Day » est la première émission de plateau au monde à proposer les meilleurs moments des matches de football, conformément à un accord signé entre la BBC et la Ligue de football anglaise (47.000£).

À la suite de la Coupe du Monde 1966 ayant sacré l’Angleterre à domicile, la chaîne ITV, concurrente de la BBC, lance en 1968 l’émission de plateau « The Big Match », qui diffuse des résumés de la journée de championnat. S’inspirant à la fois de « La Domenica Sportiva » et de « Match of the Day », « The Big Match » innove en faisant intervenir à chaque émission un analyste : Jimmy Hill. Contrairement à un chroniqueur, Jimmy Hill n’est ni journaliste, ni éditorialiste. Du reste, du fait de sa présence régulière, Jimmy Hill n’est pas considéré comme un invité. Né le 22 juillet 1928, Jimmy Hill est un ancien joueur de football professionnel, ayant disputé plus de 300 matches durant sa carrière, entre Brentford (1949-1952) et Fulham (1952-1961). Une fois les crampons raccrochés, il devient l’entraîneur de l’équipe de Coventry (1961-1967), remportant notamment le titre de 3ème division (1964) et de 2ème division (1967) du championnat anglais. Dans son acception actuelle, Jimmy Hill est le premier consultant sportif spécialisé en football intervenant dans une émission de plateau à la télévision : il convertit sa notoriété héritée d’une carrière sportive réussie en expertise médiatique, son rôle étant d’analyser les extraits de matches diffusés dans « The Big Match » au prisme de son œil expert, afin d’apporter un décryptage.

Jimmy Hill joueur (crédits : Manchester Daily Express)

L’apparition de la figure du consultant telle qu’on l’entend aujourd’hui provient ainsi d’une stratégie de différenciation de la part d’ITV par rapport à la BBC, ITV proposant un profil original à l’écran, porteur d’un point de vue singulier et régulier différant du commentaire de l’action de jeu par le journaliste ou de l’interview d’un des acteurs du match.

Le consultant sportif, figure d’indépendance et réceptacle à légitimité

En France, le premier consultant sportif est Pierre Albaladéjo, ancien demi d’ouverture du XV de France qui commente les matches de rugby sur Europe 1 à partir de 1968. Maurice Siegel, directeur de l’information de la station, fait appel à Albaladéjo afin de compenser les compétences insuffisantes des journalistes chargés de commenter, invoquant « l’assistance et l’expertise technique[7] » d’Albaladéjo pour justifier son recrutement. Ainsi, Albaladéjo socialise le public à une voix différente dans l’appréhension du phénomène sportif : celle du consultant analysant le fait sportif à l’aune de son expérience, amenant l’ancien tennisman Patrice Dominguez à commenter les matches de tennis sur Antenne 2 et Europe 1 en 1978, puis l’ancien capitaine de Saint-Étienne Jean-Michel Larqué à commenter des matches de football à partir de mars 1980 en compagnie de Thierry Roland sur Antenne 2.

Le lancement de Canal+ le 4 novembre 1984 et la privatisation de TF1 en avril 1987 accélèrent la pénétration médiatique du consultant. Capitalisant sur le football en tant que produit d’appel, Canal+ entre de plain-pied dans le marché des droits de diffusion, jusqu’alors dominé par TF1, qui diffuse « Téléfoot » depuis 1977. Cette lutte concurrentielle motive la Ligue nationale de football à transformer son système de vente des droits de diffusion, en lançant des appels d’offres à destination des diffuseurs : redistribués aux clubs engagés, les droits de diffusion du championnat de France ont tout intérêt à croître afin de favoriser la compétitivité des clubs français à l’échelle nationale et internationale, et ainsi d’ « améliorer significativement l’exposition du championnat de France »[8]. En outre, la Ligue intègre dans ses lots des émissions dédiées, dont le nombre augmente à chaque appel d’offre (1 jusqu’en 2001, 2 jusqu’en 2007, 4 jusqu’en 2011, 8 à partir de 2011).

À la fois « diffuseuses » et « marketteuses » d’une compétition, les chaînes détentrices de droits tendent à devenir « marchandes de spectacle »[9], heurtant la déontologie journalistique d’indépendance et d’objectivité. Tel que le souligne Alain Vernon, journaliste à France Télévisions, « Comment rester objectif dans une épreuve dont vous avez acquis les droits  ? […] On fait mousser le spectacle quitte à dire ou faire croire au téléspectateur que le match est bon, que l’adversaire va revenir au score même si c’est plié depuis longtemps. L’émotion et le rêve avant l’information ou la révélation ». Or, l’inflation du nombre des consultants sportifs à la télévision est corrélée à la mise en place du système d’appel d’offres par la Ligue de football professionnel. Journaliste à RMC Info, Daniel Riolo explique cette recrudescence :

« Émue par les critiques et les caricatures, la rédaction de la chaîne du foot a esquissé un geste vers plus d’indépendance. D’abord, en recrutant du renfort dans l’armada des consultants. L’ancien joueur, fort d’une légitimité acquise sur le terrain, a le droit, lui de parler librement. […] L’indépendance et une plus grande liberté de ton : voilà également ce qui a motivé la chaîne à repenser le contenu de son émission vitrine du championnat, le Canal Football Club. Pierre Ménès, estampillé trublion du PAF, a ainsi fait son apparition dans l’émission[10] »

Pierre Menès (crédits : Thierry Gromik / Canal +)

 

Ainsi, outre leurs points de vue singuliers, les consultants incarnent des figures libres à l’écran, gages d’indépendance et porteuses de notoriété, permettant à la chaîne qui les emploie de ne plus être sujette à la critique et d’évacuer le conflit d’intérêt du « diffuseur-marketteur ».

Le consultant sportif, clé de voûte du système ultralibéral de la télévision sportive

Le consultant sportif n’a pas gagné sa place à la télévision uniquement par ses compétences analytiques. De Jimmy Hill à Pierre Ménès, l’accroissement du nombre de consultants sportifs est interprétable au prisme d’une logique de marché : le consultant est un avantage concurrentiel pour la chaîne qui l’embauche, cette dernière profitant de sa notoriété afin d’asseoir son image de marque en bénéficiant d’un transfert de valeurs entre l’image du consultant et celle de la chaîne.

Au-delà, l’apparition du consultant sportif permet aux chaînes de diversifier la prise de parole à l’écran, en proposant un regard théoriquement objectivant se différenciant de celui du journaliste, sous couvert d’indépendance, évacuant le conflit d’intérêt issu de la mise en valeur des droits de diffusion détenus par la chaîne. Le directeur des sports de Canal+ Cyril Linette n’affirmait-il pas, au sujet de la visibilité accrue des consultants sur ses antennes, que « c’est la meilleure idée que nous avons eue, et ce n’est pas demain que nous changerons de fonctionnement »[11] ?

[1] FERNANDEZ Manuel, « L’évolution du commentaire sportif : de l’épopée à l’analyse rationnelle », Médiamorphoses, Nn°11, p. 57-61, juin 2004

[2] Idem.

[3] « Expertise » provient du latin ex-pertis, littéralement « celui qui éprouve ».

[4] Les deux cars de reportage de la RDF Télévision française étaient en tournée de démonstration en Europe cette année-là.

[5] BROCHAND Christian, « Le sport et la télévision : un vieux couple à histoire », Communication & Langages, N° 92, p. 25-40, 1992

[6] Ancêtre de la Rai.

[7] CLASTRES Patrick & MEADEL Cécile, « Quelle fabrique du sport ? », Le Temps des médias, n°9, p.6-18, 2007

[8] Voir le document officiel diffusé par la LFP : « Appel à candidatures Ligue 1 – saisons 2012/2013 à 2015/2016) » [http://bit.ly/lKWdij]

[9] VERNON Alain, « Journaliste de sport ou marchand de spectacle ? », Acrimed.org, publié le 26 novembre 2012 [http://bit.ly/QkfD2E], consulté le 21 juillet 2013.

[10] Idem.

[11] LOUVET Bertrand-Régis, « Les consultants en font-ils trop ? », Le Parisien, le 9 décembre 2009 [http://bit.ly/19Pm84x]