Le cinéma 2.0 : bien joué ou bien tenté?

Quel spectateur ne s’est jamais exprimé devant son écran ou au cinéma, pour approuver ou critiquer les décisions des protagonistes ?

Dans les films interactifs, les spectateurs peuvent et doivent donner leur avis pendant la projection, en votant sur des applications mobiles dédiées. Ce n’était jusqu’alors possible que dans les jeux vidéo et les livres pour enfants « dont vous êtes le héros ». C’est donc en puisant dans divers genres artistiques que le cinéma est parvenu à proposer une nouvelle façon de vivre la fiction portée à l’écran.

Le récit devient modifiable, multiple, comme le sont les décisions dans notre propre vie. La pleine attention et la réaction du public sont plus que jamais requises. Le spectateur se trouve impliqué et partie prenante de l’intrigue. Voter, c’est prendre parti, être responsable… et même coupable en cas de « mauvais » choix qui mettrait en péril la vie du personnage à l’écran.

Le Livre dont vous êtes le héros
Ce livre narre l’histoire d’un héros qui est incarné par le lecteur. À chaque prise de décision du héros, plusieurs possibilités s’offrent au lecteur, qui propose différents choix d’action. C’est le nom d’une collection de livres pour enfants parue chez Gallimard, mais dont le principe a été repris par beaucoup d’autres.

Il ne s’agit plus de finaliser une œuvre cinématographique avant de la présenter au public ; ici, le public est invité à exprimer ses émotions de façon immédiate par le vote, pour façonner l’œuvre selon ses préférences. Le public a donc un rôle manifeste dans l’aboutissement de l’œuvre ; c’est lui qui vient en quelque sorte  la « terminer ».

Le cinéma interactif nous met vivement à contribution et nous conduit à interroger  nos attentes par rapport à un film. Lorsqu’on nous donne la possibilité de choisir, va-t-on voter selon ce qu’on pense être le choix le plus intéressant, ou selon ce qui se passe habituellement dans les films ? Nous sommes, au fond, conditionnés par notre passé de spectateur qui nous a habitués à des ressorts dramatiques usuels. Choisira-t-on les chemins balisés ou ceux de traverse ?
Voter dans un contexte tel, c’est aussi s’exposer à l’influence de l’effet de groupe. À chaque choix de vote, le public est surpris et s’exclame souvent bruyamment à l’affichage des résultats.

Une véritable révolution des habitudes?

 

Le cinéma 2.0 est-il pour autant une révolution, comme l’arrivée de la couleur sur les écrans? Il est encore trop tôt pour se prononcer.

Tout d’abord à cause de leurs prérequis technologique et technique, ces films nécessitent un dispositif de wifi, qui n’est présent que dans quelques cinémas et seulement certaines salles. Peu de films interactifs étant produits, l’acquisition de ces dispositifs coûteux n’est pas une priorité des exploitants. Par ailleurs, tous les spectateurs ne sont pas nécessairement équipés de smartphones adaptés. Il n’est pas non plus certain que les spectateurs qui auront vu une première version alternative du film au cinéma voudront le visionner une nouvelle fois pour découvrir des scènes et un récit différents.

Enfin, du fait du nombre de scènes alternatives à produire et de la nécessité de développer une application dédiée, le budget d’un film se trouve augmenté multiplié : ce surcoût qui pourrait refroidir voire faire fuir certains producteurs.

La compatibilité entre visionnage du film dans une salle de cinéma et utilisation du téléphone portable n’est pas du tout évidente. Car le téléspectateur peut regarder son écran chez lui tout en étant sur son smartphone, l’habitude est très différente au cinéma : un message s’affiche à l’écran pour nous indiquer d’éteindre nos téléphones, les salles disposent de brouilleurs de signaux, les salles plongées dans le noir empêchent d’allumer les écrans de portable sans déranger les autres spectateurs. La salle de cinéma est un endroit qui dispose de codes de conduite ancrés dans les habitudes de la population (pas de portable, des fauteuils confortables et des salles plongées dans le noir): c’est ce qui rend l’expérience d’une séance si particulière. Normaliser l’utilisation des portables lors de certaines projections, c’est donc courir le risque que les spectateurs les utilisent aussi lors d’autres projections de films non interactifs, ce qui nuirait à cette expérience proposée par les salles de cinéma.

Rappelons enfin que toutes les œuvres ne se prêtent pas à de l’interactivité : la plupart des documentaires, la plupart des adaptations de livres, ou encore les fictions tirées de faits réels, dont la fin est déjà prédéterminée, etc. Et pour le réalisateur même, la question se pose : souhaite-il donner plusieurs formes et fins alternatives à son œuvre ? Ce serait remettre en question le processus artistique  » classique » où l’artiste montre au public son œuvre, qui l’interprète comme il veut, mais ne peut influencer le geste créatif.

Enfin, à trop faire d’œuvres interactives où le public influence le cours de l’action, la spécificité du modèle risquerait de s’essouffler. En effet, la spécificité de ce cinéma réside dans la forme que prend l’histoire, mais non son fond : la trame du récit  ne réinvente pas le genre des films (d’aventure, de science-fiction, ni aucun autre). Pour perdurer, il faudrait alors parvenir à modifier la forme que prend l’interactivité à chaque nouveau film, ou bien parvenir à modifier le fond autant que la forme que prend le film, et créer un véritable « genre » cinématographique.

Le cinéma interactif n’en est qu’à ses débuts. Une expérience très ludique et intéressante, qui permet de vivre autrement un film et d’avoir le sentiment de s’impliquer personnellement dans le visionnage. Certaines limites existent pourtant, en termes de technique et de création : sans diversification de l’interactivité proposée ni recherche pour créer un fond de récit véritablement distinct de ceux des autres genres, le cinéma interactif ne deviendra probablement jamais le chantre du cinéma moderne.

Emily Surguine, Etudiante en Médias & Management 2016 - 2017