Mode et Snapchat : une idylle 2.0 ?

Défilés, collections, workshops. Tous ces mots propres au milieu de la mode, de la couture, du luxe en général, font appel à des logiques de mystère et de révélation, de la conception à la présentation des produits. Chaque création s’inscrit dans un temps long, avec un espace d’attente propice à la sacralisation.

Quand, en septembre 2011, Snapchat est lancé, l’application prend à rebours la logique de pérennité des contenus sur Internet : l’image capturée (ou un peu plus tard la vidéo) disparaît au bout de quelques secondes de visionnage. Des marques comme Rebecca Minkoff et Nars s’emploient à utiliser l’application.

Fin 2013, avec le rajout de la fonction « Story », la donne change : il est désormais possible de proposer une série d’images à la suite pendant 24 heures à toute personne abonnée au compte.Nous allons donc étudier dans cet article l’intérêt de l’application Snapchat pour les marques de mode.

Quand Snapchat dévoile les « coulisses » de la mode : l’exemple de Juicy Couture

Novembre 2013 : Juicy Couture, marque de prêt-à-porter, s’empare de cette nouvelle fonction et encourage ses followers à suivre le compte JuicyCoutureLA pour obtenir un accès exclusif aux coulisses de la séance photo de la collection Printemps 2014.

Par ce biais, l’application investit un espace encore inexploité par les marques de mode et s’invite dans les pratiques digitales quotidiennes des potentiels consommateurs. L’utilisateur reçoit via son application un contenu exclusif qu’il peut regarder pendant une durée de 24 heures (avant que le contenu ne s’efface, puisque c’est le fonctionnement de Snapchat). En utilisant Snapchat, les marques de mode s’insèrent dans une sphère de l’intime et créent un rapport de connivence avec leurs clients. Les marques de mode en profitent pour dévoiler des images backstages, des contenus exclusifs et ainsi donner l’impression d’ouvrir les coulisses de la mode. Les marques veulent en quelque sorte « lever le voile » sur leur pratique et les procédés de la création.

Un Snapchat destiné aux entreprises : Snapchat discovery

Snapchat a lancé son nouveau service, le 28 janvier 2015, nommé « Snapchat discovery » qui permet de donner de l’espace aux entreprises pour diffuser de la publicité, des articles, ou des extraits vidéo.
Snapchat sépare ainsi l’espace publicitaire et permet une valorisation économique de la plateforme. Cependant, l’application, en mettant fin à ce mélange image d’amis / image de marque, perdrait de son intérêt premier pour les marques qui ne bénéficient plus d’une entrée dans la sphère « intime » des consommateurs. En effet, l’avantage de l’application jusqu’ici était qu’elle proposait aux marques de s’immiscer dans la vie sociale du consommateur et ainsi de contrer la certaine « réticence » que les utilisateurs peuvent avoir à l’égard du message publicitaire. Le sentiment d’oppression par la publicité ne peut se manifester : l’utilisateur ajoute le compte de sa propre initiative, et clique volontairement sur le « snap » ou la « story ».

En créant un espace unique pour la découverte de marque dans le fil de « snaps », l’impact auprès des utilisateurs-consommateurs risque d’être moins grand. L’utilisateur de l’application serait soumis à une logique commerciale de facto, sans possibilité d’agir sur un espace qu’il a fini par considérer comme personnel. On forcerait alors le rapport d’intimité entre la marque et l’utilisateur, de manière injustifiée et par là-même peu efficace. L’affection portée par l’utilisateur ne serait plus aussi intense de par la surreprésentation des marques.

Luxe et digital, un binôme encore à questionner ?

Malgré l’aspect intimiste de l’application donnant l’illusion d’une relation privilégiée avec l’utilisateur, nous arrivons très vite à questionner la pertinence médiatique de Snapchat pour une industrie qui construit son image sur un temps long et sur l’affirmation de son historicité.

L’intérêt médiatique est clair pour les marques de mode bas et moyenne gamme, avec une possibilité de viser un public large et jeune. En revanche, les grandes marques de luxe restent en marge d’un phénomène comme celui-ci, puisqu’elles souffriraient de son caractère grand public voire cheap, dégradant pour leur image.

C’est là où la magie de Snapchat s’arrête et où commence celles d’autres médias, dont un qui fait un retour fracassant en 2014 dans ce secteur : le média imprimé. En effet, entre Karl Lagerfeld qui lance sa revue gratuite Karl Daily et le site de vente en ligne Net-à-Porter qui lance son magazine mensuel Porter , inspiré du modèle de Vogue, on assiste à une réaffirmation du papier dans un univers digital en ébullition.
Le papier apparaît alors comme l’outil de l’institutionnalisation ; il trouve sa reconnaissance dans le digital par sa matérialité et sa capacité à faire sens mais également à circuler de main en main, de lieu en lieu.
Ainsi, Snapchat se positionne comme un produit digital de l’intime qui permet à un segment de l’industrie de la mode d’élaborer un lien direct avec le consommateur-utilisateur. Cependant, le média digital reste pour le moment considéré comme moins prestigieux que le média papier, surtout pour des marques de mode de luxe, le couple Snapchat – marque de luxe reste donc à relativiser.

Stanley Ange Cleuët