Incarner le directeur d’une campagne présidentielle aux Etats-Unis ou encore un athlète de haut niveau pendant les Jeux Olympiques… Mêler les jeux vidéo et l’information peut paraître surprenant. Pourtant, les newsgames, ces nouveaux formats journalistiques, se sont rapidement répandus dans les rédactions.
Présents sur le web depuis quelques années, ces nouvelles productions sont le fruit de la démocratisation et de la massification des usages numériques comme l’expliquait Olivier Mauco, dans son article La mise en jeu des informations : le cas du newsgame. Leur objectif ? Transmettre une information de façon ludique. Ces innovations sociotechniques participent des nouvelles formes d’éditorialisation de la presse en ligne, ce qui est source de nombreux débats.
Et pour cause, les entreprises de presse dites « traditionnelles » sont traversées par une crise profonde depuis l’arrivée d’Internet. Et ce chamboulement est tout autant économique que social. Quels usages les internautes font-ils de ces nouveaux formats ? Quelles attentes la presse en ligne anticipe-t-elle de ses lecteurs ?
Le secteur cherche encore le format le mieux adapté à son lectorat sur Internet. Or, le jeu s’impose comme un essai, voire comme une alternative sérieuse dans cette quête d’audience. Les rédactions en ligne s’engagent donc dans une démarche d’innovation afin de s’adapter à l’évolution des usages de ses lecteurs. Et les enjeux sont aussi bien éditoriaux, sociologiques que commerciaux.
Les newsgames soulèvent plusieurs questions. Comment la marque-média s’y exprime ? Comment mobilise-t-elle les figures du ludique et l’interactivité ? Enfin, il est aussi essentiel de comprendre comment le lecteur de presse en ligne est appréhendé comme un joueur.
S’approprier le format du jeu pour prolonger le simulacre de l’intéractivité
Si le travail journalistique s’appuie sur des pratiques ludiques depuis la fin des années 1980, ce n’est que vingt ans plus tard que le jeu vidéo est « pensé et conçu comme un média d’information (1)». Cette prise en considération du jeu vidéo par les rédactions en ligne est, non seulement le résultat d’une forte évolution des représentations et des pratiques journalistiques, mais aussi de l’évolution d’une promesse liée à l’émergence du Web.
Considéré comme un gadget ou une révolution, le web reste lʼobjet dʼidéologies humanistes ancrées dans le partage : un « village planétaire », qui relie les hommes et les idées et qui alimente des fantasmes d’instantanéité et d’interactivité.
Bien que cette notion soit inopérante dans les champs techniques et scientifiques, elle est extrêmement prégnante dans les discours et imaginaires méta-médiatiques. Comme l’expliquait François Mangenot, professeur en sciences du langage à l’université de Grenoble, les progrès technologiques accroissent les possibilités d’interactivité même s’ils restent « un simulacre » des relations sociales. Par le biais de nouveaux formats « interactifs », les entreprises de presse pensent donc créer un échange avec le lectorat. Une conception qui structure l’approche des contenus d’information sur les supports numériques.
Lecteur vs internaute : représentations et présupposés
Dans La presse saisie par l’Internet, Olivier Da Lage nous rappelle d’ailleurs qu’aux prémices de l’Internet moderne, les rédactions « allaient sur Internet », pour y faire acte de présence, suivre une tendance et s’attendaient à y voir des lecteurs. Or, si les sites de presse en ligne doivent être repérables par un certain nombre de signes, ils doivent aussi répondre à la forme canonique du web pour se laisser absorber par ses caractéristiques.
Un constat qui nous permet de rappeler que l’écran, bien qu’étant un medium supplémentaire dans les pratiques de lecture, reste un support pour le texte, une « image de texte » pour reprendre Emmanuel Souchier. Il n’y a plus un espace pour le texte réel et un autre pour le texte virtuel, mais plusieurs espaces de mises en forme médiés par des supports différents.
Cela présupposerait un internaute hybride, à la fois lecteur et joueur, et alimenterait les représentations autour d’un web interactif, innovant et ludique. Un imaginaire que l’avènement des newsgames ne fait que conforter.
Un gameplay et un avatar spécifiques à chaque newsgame
Dans cette démarche, le newsgame, forme médiatique émergente, est un prolongement de la promesse d’interactivité émanant des sites de presse en ligne. De fait, ces contenus hybrides jouent avec les codes de la presse et adoptent ceux du jeu vidéo. Dans le newsgame, l’internaute se voit attribué un ou plusieurs objectifs précis et prédéfinis. Au cours de l’expérience régie par des règles de jeu, l’internaute est confronté à des choix et des défis. Chacune de ses décisions ou actions permet au joueur de progresser dans le jeu ou au contraire de le conduire à un échec. Les interactions du joueur avec le dispositif sont alors matérialisées au travers d’animations, de jauges, de statistiques qui sont autant d’éléments qui amènent l’internaute à mesurer sa performance à l’aune de ses objectifs. Chaque newsgame est doté d’un véritable gameplay spécifique en fonction de sa thématique, du sujet et de l’angle journalistique choisi.
Ces formes médiatiques induisent donc une nouvelle figure du récepteur. La figure de l’internaute-lecteur s’efface au profit de celle de l’internaute-joueur. Une telle évolution des représentations du lectorat s’incarne à travers cette logique d’avatar qui est mobilisée dans les newsgames et, à titre d’exemple, celui du Guardian Could you be a medallist ?. En effet, en raison de son lien intime avec les pratiques vidéoludiques, l’avatar permet de mettre en scène non plus un lecteur hérité de la presse papier mais un véritable joueur.
Le newsgame : vitrine de la modernité du média
Partagées à la fois entre une imbrication discrète des newsgames et un discours élogieux sur ces derniers, les entreprises de presse en ligne adoptent un comportement contradictoire.
L’intégration des newsgames dans l’architecture et la ligne éditoriale des sites Internet de presse est révélatrice de l’importance que les entreprises médiatiques souhaitent leur donner. Par ailleurs, elles les habillent des mêmes références graphiques et les intègrent dans le même type de page web que les autres contenus. La perméabilité offerte par le web tend donc à atténuer la frontière entre la forme de la presse en ligne et les codes du jeu vidéo.
Dans le même temps, et c’est bien là le paradoxe, les discours qui accompagnent les newsgames renvoient à une valorisation excessive de ces derniers et contrastent avec les efforts réalisés pour les intégrer comme tout autre contenu lambda. Le média utilise l’espace éditorial et publicitaire entourant le newsgame pour communiquer sur lui-même, sur sa marque ainsi faire sa propre promotion. Le média-marque(2) profite de ce nouveau format pour se mettre davantage en valeur, avec pour objectif implicite de fidéliser son audience actuelle et en recruter une nouvelle.
Réseaux sociaux : les niches d’audience pour les nouveaux formats
Au sein d’un marché économiquement bouleversé par l’Internet, les entreprises de presse dites « traditionnelles » cherchent à se positionner en proposant de nouveaux formats.
L’intégration des réseaux sociaux dans ces stratégies est primordiale pour capter une audience de plus en plus fragmentée et monétisable a posteriori. Chaque page web des sites de presse comporte donc les boutons de partage sur ces plateformes, comme une couche supplémentaire recouvrant l’intégralité des contenus éditoriaux. Leur amplitude n’est plus à démontrer : le seul réseau social Facebook compte plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde. (3)
Les newsgames vont encore bien plus loin et explorent une pratique – beaucoup plus individuelle – propre aux jeux vidéo en réseau : celle du partage de ses résultats. Des modules sont donc intégrés au sein des newsgames afin que l’internaute partage directement ses résultats sur les réseaux sociaux et qu’il puisse comparer ses performances avec sa communauté. Une option qui participe de la mise en scène de soi sur la toile en partageant des contenus tiers. Et les entreprises de presse les plus innovantes n’hésitent pas à valoriser ces fonctionnalités à l’image du Guardian, avec Could you be a medallist ?, qui a longuement insisté sur la difficulté d’intégrer ce type de module au sein d’un newsgame… Une mise en scène supplémentaire de la marque-média qui cherche à s’adapter encore plus aux pratiques de ses lecteurs en ligne.
Conclusion
Pour conclure, les entreprises de presse en ligne, confrontées à une audience éclatée au confluent de trois univers différents se doivent d’expérimenter et, dans certains cas, créer de nouvelles formes d’écritures.
Tiraillées entre des pratiques journalistiques traditionnelles et le développement de nouvelles méthodes et de nouveaux usages en ligne, elles cherchent, chacune à leur manière, à intégrer les newsgames dans leur ligne éditoriale respective. Paradoxalement, leur comportement oscille entre démonstration et banalisation de cette nouvelle forme d’écriture. Comme si, piégées par cette triple injonction de la modernité, du ludique et du numérique, elles devaient se retrouver naturellement dans ces nouvelles pratiques, tout en le revendiquant haut et fort.
(1) Olivier MAUCO, La mise en jeu des informations : le cas du newsgame in Les Cahiers du Journalisme n°22/23 – Automne 2011 (2) En introduction au séminaire de l’IREP « Médias-marques, jeux de frontières » (2010), Jean-Maxence Granier et Valérie Patrin-Leclère dégagent les deux principaux phénomènes qui prouvent ce positionnement du media comme marque: « lorsque le média se diversifie à travers des produits dérivés (déclinaisons médiatiques et/ou objets « matériels » ou services) et lorsque le média communiqué sur lui-même ». (3) Lemonde.fr,Facebook franchit la barre du milliard d’utilisateurs