LE NOUVEAU PARADOXE DE LA CONSOMMATION : LE RÉEMPLOI COMME LEVIER DE LA SURCONSOMMATION

C’est acté depuis que les friperies ont pignon sur la rue de Rivoli et que Vinted est une licorne [1] , consommer vintage n’est plus l’apanage d’une niche d’individus aguerris qui semblaient aller à contre-courant en achetant des pièces authentifiées d’une certaine époque et d’une certaine qualité, à un certain prix, dans des endroits confidentiels. Nous pouvons aujourd’hui parler d’un véritable écosystème de la mode de seconde main dont le marché, selon une étude Thread Up de 2019, pèsera en 2028 plus lourd en dépenses que celui de la fast fashion (prévision à 13% vs 9% [2]). C’est également devenu une source de revenus et de créativité pour une génération Z, qui, en passant par des plateformes numériques de revente de vêtements, y trouve à développer une activité financière à part entière.

Ces nouveaux discours d’escorte autour du vêtement « vintage » ne sont pas à décorréler de la situation climatique et économique que nous vivons. Si l’achat de vêtements de seconde main a d’abord été le moyen de se vêtir pour pas cher, cette pratique est aussi portée par un contexte dans lequel la question écologique prend une place grandissante. 

La tendance du vintage circule donc plus largement au sein de la sphère sociale et se transforme au contact de son adoption par une plus large population. Dans sa circulation, elle vient notamment se confondre avec la consommation de vêtements de seconde main qui ne disposent pourtant pas des mêmes notions qualifiantes au départ. La confusion des deux termes montre néanmoins que ces pratiques disposent d’imaginaires en commun, notamment celui d’être assimilé à une consommation dite « vertueuse » car réemployant de l’existant. Pourtant, les principes qui forment cette consommation fondée sur le réemploi que sont entre autres, la qualité plutôt que la quantité ainsi qu’une forme de déconsommation ou de « consommation raisonnée » ne sautent pas aux yeux dans ces nouveaux « temples du vintage » que sont les friperies. 

Voici une des conclusions que je tire de mes recherches sur la mise en scène du réemploi du vêtement dans des espaces marchands : par sa fulgurante ascension dans nos façons de consommer, le réemploi, dans sa mise en scène notamment dans des friperies telles que MAD Vintage, semble se rapprocher des principes de médiation de la consommation de masse.

La nostalgie comme principe de consommation

Par quelles croyances communes est soutenue cette mise en scène du vêtement « non neuf », et comment ces croyances sont utilisées au profit de l’encouragement à la consommation, à priori antinomique avec l’idéologie du réemploi ?

La seconde main n’est pas le vintage. Pour rappel, l’étymologie du mot vintage vient de la désignation des vins de Porto millésimés, des vins d’exception ayant vieilli des années en bouteille [3]. Les attributs qui faisaient la valeur des vins vintage – rareté, préciosité, qualité – ne se sont donc pas perdus dans le transfert, dans sa circulation au domaine du textile. Le vêtement vintage tire également son aura de son lien avec l’histoire culturelle et politique des sociétés. Il est en effet le témoin des mouvements sociaux (des sans culottes aux bonnets roses), des réalités individuelles et collectives, des temps forts qui marquent les époques.

Nous nous habillons du passé. À travers le vêtement vintage, nous portons de l’histoire, les pantalons larges des révoltes populaires, les cuirs cloutés des mouvements culturels. Mais c’est une vision du passé tronquée qui est suspendue aux cintres des portants des friperies. Une vision qui répond au principe du « filtre mémoriel d’idéalisation partagée » décrit par la chercheuse en SIC Emmanuelle Fantin [4]. En effet, dans l’analyse des articles présents en boutique de la chaîne MAD Vintage, on dénombre une majorité de vêtements venant des Etats-Unis et ayant intégré la culture populaire des années 1970 à 1990. Des articles avec des motifs de teinture tie and dye, des jeans de la marque Levis Strauss, ou encore la fameuse veste militaire field jacket US m65 kaki, vestige de la contestation de la guerre des américains au Vietnam de 1965.

La mise en scène de l’espace marchand de la « friperie » flirte avec le meilleur des deux mondes

Si nous jetons un œil plus large sur le principe de mise en scène en magasin, nous observons que peu de choses diffèrent entre les magasins de marque de fast fashion et des enseignes telles que MAD Vintage qui capitalisent, par la nature même de leur marchandise, sur la valorisation sociale de l’achat de seconde main. Outre le principe de singularité des pièces, l’acte d’achat de vêtements « non neufs » bénéficie d’une libération de la conscience du point de vue de l’impact écologique. Il y a en effet une relation « naturalisée » entre le vêtement de seconde main ou vintage et la réduction de l’impact écologique de son shopping. Levier qui déculpabilise le consommateur plutôt jeune, qui a à cœur de conjuguer ses inquiétudes face à l’avenir et son envie de renouvellement de garde-robe. Peut-il ainsi acheter plus car le malus est moindre ? 

C’est un biais de pensée qui, conjugué à la minimisation de l’acte d’achat par l’absence de prix, le décor « nostalgique » et l’utilisation de palettes de chantier comme présentoirs, vient soutenir une mise en scène axée sur le récit, l’émotion, l’irrationnel et met au second plan le modèle économique industrialisé auquel répond ce type d’enseignes. Dans un jeu de caché-dévoilé, la friperie se sert du réemploi comme d’un principe esthétisant vendeur, tout en gardant les codes sociaux de la consommation massive et de l’accumulation. Le jeu d’équilibriste entre l’imaginaire de la pièce unique et le vêtement en série est subtil et il faut s’y pencher pour voir. La dissonance de principes n’en reste pas moins questionnable et nous permet d’interroger l’effet lissant du marketing sur la pratique du réemploi, pourtant porteuse de nombreuses promesses d’un futur plus radieux. 

De la pratique née de la nécessité à la tendance esthétique

Il est important de rappeler qu’une classe sociale reste exclue de ce phénomène. En effet, il en est autrement pour les classes populaires initialement concernées par la pratique de l’achat de seconde main, pour qui cela vient d’une nécessité et dont la valeur perçue reste négative et dévalorisante, et qui n’est donc pas justifiée par un élan nostalgique. L’achat de seconde main est de manière concrète un principe de revalorisation d’un vêtement usé qui avait perdu sa valeur par son usure (signes du passage du temps, trous, taches, couleurs affadies) et qui la retrouve par une remise en circulation et une nécessaire action d’embellissement : raccommodage, empiècement, mise en scène en magasin à l’image d’un vêtement neuf.

Cette tranche de la population n’est donc pas visée par le principe d’unicité des pièces, de valeur sentimentale du vêtement, qui par le passage du temps se patine d’une histoire. Non, le rapport est bien plus utilitariste comme nous le rappelle la chercheuse et maîtresse de conférence Eva Delacroix-Bastien dans un article de l’ADN : « La seconde main ne les fait pas rêver ! Au contraire, acheter d’occasion, c’est être assimilé à un « cas soc’ ». Les personnes avec un pouvoir d’achat contraint préfèrent donc s’offrir du neuf et fréquenter des enseignes comme Kiabi ou Gémo [5] ». Cela rend le phénomène d’autant plus intéressant qu’il s’adresse donc à un public déjà habitué de la mode rapide et pas chère, pour laquelle le réemploi vient faire office de tendance, de vitrine au service de ses modes de consommation.

[1] BREGERAS Guillaume, « Vinted accède au statut de licorne après une nouvelle levée de fonds »,  Les Echos Entrepreneurs, 28/11/2019
[2] VIBERT Emmanuelle « Le marché de la frip dépassera celui de la fast fashion en 2028 », 26/03/2019
[3] Définition du mot « vintage », CNRTL
[4] FANTIN Emmanuelle, « La publicité nostalgique d’elle-même. Du discours à l’objet de la consommation », Recherche en Communication, Vol 46, 26/06/2018
[5] HADJADJI Nastasia, « Vintage : pour les classes populaires, la seconde main ne fait pas rêver» , L’ADN, 26/03/2021
PRISCILLE ATTELEYN, ÉTUDIANTE Master 2 - Marque et stratégies de communication, CELSA