Sur un air de techno – Rémy Fière : Portrait

A 54 ans, j’ai toujours considéré le journalisme comme un hobby. Partir au bout de la terre, faire des rencontres, écrire une rédaction, je me demande parfois s’il ne s’agit pas de la plus belle occupation du monde. Après 13 ans à Libération, je suis à L’Equipe depuis bientôt 15 ans.

Secrétaire de rédaction, reporter, grand reporter, chef de service, j’ai connu presque toutes les strates de la profession, version presse écrite. Depuis trois ans, j’ai basculé sur le numérique et m’occupe d’un service baptisé «Nouvelles Ecritures». Chaque mois, nous produisons deux Equipe Explore, soit un long format multimedia et un documentaire de 26 minutes diffusé sur notre chaîne (L’Equipe 21) puis mis en ligne gratuitement sur L’Équipe Explore

Depuis la machine à écrire jusqu’à la gestion d’un back office, mon itinéraire de journaliste n’a rebondi que de bouleversement technologique en bouleversement technologique. Même si l’essence, et le sel, de notre métier n’ont jamais varié.

Ma vie de journaliste ?
Trente ans au service des plus hautes technologies

Ni caméléons en tenue camouflage, ni suricates en alerte permanente, l’homme comme la femme de presse sont, néanmoins et par essence, des êtres humains non rétifs aux changements, les capacités de réaction, et d’adaptation, faisant partie de la panoplie usuelle nécessaire à la pratique de notre admirable métier.

Ces quelques lignes vous permettront peut-être de comprendre que si vous, les jeunes d’aujourd’hui, êtes partie prenante de ce nouveau siècle des Lumières, où la presse et ceux qui vont en vivre ont d’étonnantes choses à accomplir chacun son tour ! , il ne vous faudra jamais oublier qu’il y eut pourtant avant vous une préhistoire, que je n’ai pas connue, des temps plus féodaux dont quelques ancêtres m’ont parlé, des Renaissances même, suivies parfois de révolutions d’ordre « technologique » qui ont bouleversé notre rapport au temps et à la propagation de l’information.

Ces révolutions-là, j’en ai croisé quelques-unes…

Clavier d’avant

C’était une petite Olympia. Je me souviens qu’elle avait un couvercle rigide pour pouvoir la transformer en valise de poche. C’était il y a 33 ans, je venais d’être admis dans une école de journalisme située près de la frontière belge. Parmi les accessoires pour la rentrée des classes : une machine à écrire…

Pas sûr que vous sachiez de quoi il s’agit. Il fallait faire glisser une page blanche sur un rouleau, puis appuyer sur des petites touches qui actionnaient un « caractère » lequel venait frapper avec force la page en même temps qu’un ruban d’encre noire – ou rouge si l’on appuyait sur bouton un peu spécial. Le miracle s’accomplissait alors, avec nos yeux de proto Gutenberg : sur la page vierge se succédaient des lettres qui formaient des mots, puis des phrases qui laissaient entendre que nous avions des idées pour changer le monde.

Génial, non ? Mais je m’égare. Revenons à des choses plus terre à terre : il fallait aussi compter manuellement les caractères par ligne, puis les lignes pour fournir le légendaire feuillet de 1500 signes.

Voilà pour la formation…

Des piles pour mon ordi

Des années plus tard – je saute volontairement quelques étapes moins intéressantes –, je me suis retrouvé dans des stades, à des Jeux Olympiques, au pied de pistes de ski, en Afrique ou au fin fond de nos provinces les plus reculées (à l’époque, il y en avait encore).

Nous avions sous la main un embryon d’ordinateur portable, dont le genre était mystérieux, A Libé nous parlions d’un tandy, à L’Équipe d’une tandy. Peu importe, la machine était autonome et fonctionnait avec des grosses piles rondes, qui se vidaient hélas rapidement.

Elle permettait aussi, avancée énorme, d’envoyer directement nos articles depuis la tribune de presse, le bistrot, ses toilettes ou la chambre d’hôtel, jusque dans le système informatique du journal. Pour cela, une opération technique s’imposait : il fallait disposer d’une ligne téléphonique temporaire avec un téléphone à fil. On dévissait le combiné et on y accrochait deux petites pinces crocodiles pour raccorder la machine au réseau.

Le réseau ? Quand la connexion fonctionnait, il fallait peut-être cinq minutes pour transmettre un papier de trois feuillets… Quand cela fonctionnait. Sinon, on appelait les sténos au journal et on leur dictait notre article. Sans oublier d’épeler les noms propres pour ne pas avoir de mauvaise surprise le lendemain.

Regrets éternels (non, je plaisante) pour les heures plus ou moins glorieuses de la fin du siècle précédent.

La suite vous la connaissez, toujours plus de réseau, toujours plus de rapidité, pour les textes comme pour les photos. Le numérique a dopé notre métier en même temps qu’il a rendu immédiate la moindre information.

Numérique ta mère !

À modification technologique, bouleversement des pratiques. Et révérence amicale à l’hégémonie annoncée d’internet… Je me souviens d’un premier blog, en 1999, espace privé et public à la fois… Rien de fondamentalement renversant : les épisodes de la vie d’un certain Pedro Letapir, sorte de devin baptisé « le voyant allumé », rythme personnalisé, mise en ligne via wordpress. Puis ce fut, avant même le crowdfunding, une tentative de création d’un site collaboratif, poinkom.com. Il me manquait et il me manquera toujours les compétences techniques. Mais bon… Une centaine d’actionnaires potentiels avaient versé la somme symbolique de 1 euro pour financer le développement de la start-up. Elle n’a jamais vu le jour mais on a bien rigolé.

Sois fluide, baby !

Et puis, parce que le temps passe et les années s’additionnent, je suis passé aux choses sérieuses. Un premier webdoc, en 2011, avec une amie photographe et réalisatrice, sur des athlètes français qui se préparaient pour les Jeux de Londres. Une navigation au choix, un gros travail sur le son et l’image. Si vous googlisez « Des années pour des secondes », vous pourrez vous en repaître.

Ce furent aussi quelques coups de main pour le site de L’Équipe Magazine. Une formation rapide, une grosse semaine de cinq jours, intitulée « Tourner et monter ». Soit apprendre le matin à filmer avec une petite caméra numérique pour réaliser un petit film l’après-midi.

J’ai ensuite fait mes premières armes. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir mais mes premières vidéos pour L’Équipe Magazine ont disparu récemment après un grand nettoyage digital… Avant leurs funérailles, il m’était arrivé de les montrer dans des écoles et de les présenter sous le titre « Ce qu’il ne faut jamais faire ».

Mais bon, passons…

Nouvelle ellipse temporelle.

Il y a deux ans, j’ai intégré un petit service numérique appelé « Nouvelles Écritures ». Tous les mois, nous fournissons un long format multimédia et un documentaire vidéo de 26 minutes.

Cela s’appelle L’Équipe Explore, c’est visible et gratuit sur le site de L’Équipe.

Je rêvais d’un autre monde

Pour moi qui étais habitué – dans ce que vous appelez le print et que nous nommions encore la presse écrite – à partir en doublette avec un photographe, il m’a fallu intégrer que le journalisme d’aujourd’hui était enfin devenu un sport collectif. Depuis la conception jusqu’à la mise en ligne de nos travaux, l’addition des compétences est désormais plus qu’une nécessité : un mode de vie.

Le cœur du travail reste le même : partir à la rencontre des autres, raconter des histoires, faire œuvre de transmission entre le monde qui bouge et ceux qui aimeraient comprendre pourquoi. Mais en sachant s’entourer, avant, pendant et après.

Cadreur, monteur, iconographe, photographe, directeur artistique, correcteur, développeur, marketeur… Il faut désormais en appeler à toutes les compétences qui nous entourent pour rendre ce type d’œuvres dites multimédias à la fois élégantes, surprenantes, intelligibles et férocement modernes.

Écrire toujours, des textes bien plus longs que sur le papier, mais surtout montrer en images, imaginer les pastilles vidéo, découper son récit entre les mots qui s’impriment et les images qui se déploient. Des fixes, et des qui bougent. La construction d’un Explore, et de tout Long Format quel qu’il soit, ne s’imagine qu’en mode « Échange, réflexion et participation ».
La réussite est au bout, le nombre d’adeptes depuis un peu plus de deux ans, et en cumulé, doit s’approcher des dix millions de visiteurs uniques.

Parmi ceux-ci, un certain nombre sont aussi venus voir, depuis janvier dernier des Explore Vidéo (en fait des documentaires de 26 minutes que nous diffusons sur notre chaîne de télé puis que nous mettons en ligne gratuitement sur le site de l’Équipe).
On m’avait dit « Tu verras, c’est facile ! ». J’ai bien fait de ne pas trop y croire. Car il s’agit bel et bien d’un métier différent, parce que la grammaire et le vocabulaire télévisuels n’ont pas grand chose à voir avec ceux de la presse écrite.
Dans notre petit service, l’idée première est désormais de filmer en séquences. Oubliés les entretiens au calme sur lesquels on plaque des images d’archives ou d’illustrations, il nous faut être au plus près des personnages que l’on suit.

Les faire répéter, refaire, leur demander d’être synthétique, clair, de ne pas faire trop long, les interrompre même parfois. Une culture qui va à l’inverse du temps que l’on aime passer avec les gens pour mieux les laisser s’exprimer. Avec l’attente, le contact se crée progressivement. Avec l’image, tout va vite, il faut donc apprendre à aller au même rythme.
La télé accélère les mouvements du monde, l’écrit aime prendre le temps de le dépeindre…

Puis vient le temps du montage, là encore autre gymnastique, autres mouvements, puis celui du commentaire, celui du mixage enfin avec l’enregistrement de sa propre voix. Avec cette sensation étrange qu’elle m’appartient finalement moins que les mots que j’emploie…

C’était il y a quelques semaines. Un documentaire sur le soccer à Seattle. J’ai fini vanné mais heureux. Envie d’en refaire un autre, mais souhait toujours aussi fort de continuer à écrire.

Rémy Fière - Journaliste