Vers un business de la déconnexion?

Les discours de la déconnexion prolifèrent et nombreux sont les acteurs qui y prennent part. Internautes, médias, avocats, politiques, écrivains … la liste ne cesse de s’agrandir.

Depuis quelques années, les marques sont nombreuses à s’approprier ce discours porteur, bien qu’il semble éloigné à la fois de leur secteur d’activité et de leur image.

Dès janvier 2009, Burger King organise un jeu sur Facebook intitulé « The Whopper Sacrifice ». Le principe est simple : il faut sacrifier dix de ses amis (qui seront notifiés) pour obtenir un hamburger gratuitement. Burger King cherche à travers cette action à montrer la superficialité des relations sur les réseaux sociaux et valorise ainsi les échanges directs.

Certaines marques vont plus loin en incitant les individus à se déconnecter volontairement. Innocent, marque de smoothies et de produits biologiques, a lancé en mars 2015 un festival déconnecté, « Innocent Un-plugged », où « toute l’énergie présente pendant l’événement est uniquement générée par le soleil et par les artistes eux-mêmes[1]». La marque refuse l’utilisation des smartphones et autres technologies connectées durant ce festival pour que les participants vivent ces moments sans écran.

C’est aussi le cas de Kit Kat qui en décembre 2012 crée une « Free No-Wifi Zone » à Amsterdam coupant tous les signaux de wifi dans cet espace. En phase avec son slogan, « Have a break, have a Kit Kat », la marque profite de la médiatisation du discours de la déconnexion pour se positionner.

Les marques exploitent aussi ce dispositif dans la publicité. C’est le cas de Nescafé [2], Starbucks, Rayban [3], Durex [4] ou encore Coca Cola, qui réalisent des campagnes publicitaires en lien avec la déconnexion. Quelle est leur finalité ?

Selon Armand Dayan, « la publicité est récupératrice, elle ne crée pas, elle amplifie ; elle n’invente pas, elle diffuse[5]». La publicité récupère le discours de la déconnexion et le médiatise au plus grand nombre. En effet, le contexte socioéconomique et médiatique dans lequel évoluent les prises de paroles publicitaires est un contexte peu favorable.  Les individus sont conscients que les messages ont été travaillés, pensés et qu’ils sont inauthentiques puisqu’ils ont été forgés par des professionnels de la rhétorique. Les marques ne sont donc pas en position de force : elles doivent montrer qu’elles comprennent les envies et les intérêts des consommateurs. Elles doivent user de nouveaux moyens stratégiques et techniques pour se faire écouter, entamer la conversation, redevenir crédibles et se faire plus discrètes. Elles écoutent les discours et les réutilisent, notamment celui de la déconnexion.

Elles font pour cela appel à des communications hybrides qui prennent pour modèles d’autres dispositifs. Par exemple, la publicité Starbucks « Sometimes the best way to reconnect is to get together[6] » ne met en avant aucun produit. On voit ainsi que le but est de se démarquer de la concurrence et de s’adresser à une nouvelle cible.

Les acteurs économiques qui y ont recours s’inscrivent dans la tendance du « slow », présente depuis les années 1980 (avec le « slow food ») et qui s’impose aujourd’hui en raison d’une société que l’on pourrait qualifier de « fast » telle que le définissait Bourdieu, avec  la connexion généralisée. Bourdieu expliquait dans Sur la télévision, que nous vivons et recevons des messages pensés par des « fast-thinkers » qui diffusent des idées reçues.

Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre [7]?

En réponse à ce « fast », le « slow » milite pour une mise à distance des technologies. L’éloge de la lenteur sonne comme une provocation face aux progrès technologiques qui ont souvent cet objectif : aller plus vite.

Cependant, ce positionnement n’est-il pas questionnable, et questionné dans certains cas? Le secteur hôtelier, qui multiplie les séjours « digital detox » à des prix très élevés, est vivement critiqué par les professionnels traitant les dépendances et addictions. L’hôtel et spa Vichy Célestin par exemple propose un week-end digital detox pour 1131 € par personne.

Serge Tisseron, psychiatre et membre de l’Académie des technologies explique que « ces programmes ne sont rien d’autre qu’une gigantesque arnaque. Cela ne veut pas dire que ceux qui s’y lancent n’y trouvent pas un apaisement et une satisfaction. Mais cela tient à leur caractère de retraite loin de l’agitation du monde et pas du tout au projet de « détox numérique ». Au moment où la communauté scientifique internationale insiste sur le fait que les usages intensifs des technologies numériques ne relèvent pas d’une forme moderne d’intoxication ou d’addiction, les vendeurs de « détox numérique » pratiquent en réalité l’intox à la détox… [8]»

Ces cures « détox » ne seraient pas efficaces et ne seraient qu’un simple prétexte pour assurer des objectifs économiques. Nous voyons donc ici les limites d’un tel discours altruiste, qui peut constituer pour certains une simple stratégie marketing pour répondre à des impératifs d’ordre financier avant tout.

En conclusion, la déconnexion ne signifie pas une coupure nette et définitive avec Internet ; dans une société de plus en plus connectée tant professionnellement que personnellement, et avec l’arrivée sur le marché de l’emploi des « Millenials » nés avec cette technologie, la disparition d’Internet et le retour à une « déconnexion » globale de la société semble manifestement impossible. Internet tend en effet à s’imposer dans tous les secteurs professionnels et c’est pourquoi, pour éviter d’en arriver au « burn-out » et décider de se déconnecter, il serait peut-être utile de bénéficier d’un apprentissage à la limitation des usages des TIC dans l’enseignement scolaire. Il est important de montrer les possibilités que nous offre Internet mais également d’apprendre aux enfants connectés à maîtriser et limiter leurs usages. Ainsi, les moments de déconnexion deviendraient une habitude qui les aiderait par la suite à éviter une utilisation néfaste des TIC.

Fabia BARBOSA LIMA, diplômée du master MISC en 2015

[1] Ninon, « La marque Innocent lance un festival déconnecté », Detox-digitale.com, 17/03/2015, consulté le 18/03/2015, [En ligne], disponible à l’adresse <http://detox-digitale.com/la-marque-innocent-lance-un-festival-musical-deconnecte/>

[2] NESCAFE, Reconnexions, disponible à l’adresse < https://www.youtube.com/watch?v=-l0F1ycoTVE>

[3] Plus récemment, Rayban nous invite à nous déconnecter pour revenir aux bienfaits de la « vie réelle » dans sa campagne « #ittakescourage ».

[4] DUREX, Turn off to turn on, disponible à l’adresse : <https://www.youtube.com/watch?v=d6VPUTtuKuk >

[5] DAYAN Armand, « Introduction », La publicité, Paris, Presses Universitaires de France, «Que sais-je ?», 2003, p.14.

[6] STARBUCKS, Sometimes the best way to reconnect is to get together, (« parfois, la meilleure façon de reprendre contact est de se rassembler ») disponible à l’adresse < https://www.youtube.com/watch?v=X-em3Y2HyeE >

[7] BOURDIEU Pierre, Sur la télévision, Liber-Raisons d’Agir, 1996, p.33-34

[8] TISSERON Serge, « Détox numérique: halte à l’intox! », Huffington Post, actualité le 5 octobre 2016