Le regard de Yuqing Chen, étudiante C3M 2013-14, parisienne et chinoise, observatrice des médias de France et d’ailleurs.

 

En 2013, le Festival international d’art cinématographique de Venise, le plus ancien festival de cinéma au monde, a célébré son 70ème anniversaire. Aujourd’hui, plus de 300 festivals de cinéma d’envergure internationale existent. Ces événements rassemblent chaque année les professionnels du 7ème art, c’est-à-dire les réalisateurs, les producteurs, les distributeurs ainsi que les acteurs : ils leur permettent de se rencontrer, de promouvoir leurs œuvres, de négocier des contrats et de faire vivre le monde cinématographique dans sa diversité. Les festivals de cinéma ont chacun leur propre formule : alors que celui de Venise concentre l’attention du public sur la qualité artistique des films en compétition, celui de Toronto tend à préfigurer la cérémonie des Oscars et s’inscrit ostensiblement dans une logique marchande, proposant le plus grand marché des films du monde au sein du festival.

En France, parlons du Festival de Cannes

Tandis que les films hollywoodiens inondent le marché du cinéma mondial, la France protège scrupuleusement le sien et ne cesse d’encourager la création de films d’auteur. Cette exception culturelle française marque de son empreinte le festival de Cannes : la défense de l’art et du cinéma d’auteur, face aux grandes productions commerciales hollywoodiennes, est ainsi souvent valorisée dans le palmarès du Festival. Pour les fans de blockbusters, des réalisateurs tels que les Frères Dardenne, Michael Haneke ou Naomi Kawase pourraient paraître singuliers, tandis qu’ils sont de véritables favoris de Cannes.

Toutefois, pas plus que les films d’auteurs, le Festival de Cannes ne peut échapper à la vague commerciale mondiale. D’après l’historien de l’art Erwin Panofsky, « s’il est vrai que l’art commercial risque toujours de finir prostitué, il n’est pas moins vrai que l’art non commercial risque toujours de finir vieille fille »[1]. Il semble alors que Cannes habille les films d’auteur d’une « robe de commercialisation» dans le but de les populariser, tout en conservant leur dignité artistique.

Une robe de luxe made in France

11 700 participants dont 1 918 acheteurs avec 5 364 films, près de 4 800 journalistes et quelques 300 équipes télévisées se sont rendus à Cannes en 2013 . Chaque fin du mois de mai, les regards du monde entier attendent le nouveau palmarès de l’année.

Evénement culturel parmi les plus médiatisés du monde, le Festival de Cannes est incontestablement une des plateformes idéales pour le marketing des films. L’organisation de l’événement se dévoile progressivement plusieurs mois à l’avance, du film d’ouverture du festival à l’annonce officielle de la liste de la vingtaine de films sélectionnée, en passant par l’annonce du président du jury, du film d’ouverture de la section d’« Un Certain Regard », ainsi que du design de l’affiche : tous ces informations, l’une après l’autre, seront publiées définitivement un mois avant l’ouverture du festival. Dans ce processus de « préchauffage », l’attente du public est bien suspendue ; les cinéphiles du monde entier ne pourront plus éloigner leurs regards de cet événement et des milliers des journalistes sont prêts à se rendre sur la Croisette en mai. Cannes ne manque jamais de regards. Dans une certaine mesure, c’est justement ces regards qui font de la présence à Cannes une prestigieuse opportunité.

Pour les réalisateurs, le Festival de Cannes signifie peut-être une magnifique plateforme internationale pour présenter leurs films, alors que les producteurs et les distributeurs réfléchissent dans une logique plus commerciale. Certains films démarrent leur sortie le même jour que leur présentation au festival, en profitant de la magie de Cannes. L’événement se trouve dans un bon timing pour le marketing des films. Pour les films d’ouverture, tels que Minuit à Paris en 2011, Gatsby le Magnifique en 2013 et Grace de Monaco cette année, cette stratégie du bon moment de la sortie du film comporte peu de risques, comme la sélection a été décidée et dévoilée plusieurs mois en avance. Autrement dit, on aura assez de temps pour préparer, en amont, tous les matériels de promotion et pour se faire connaître au public par le biais des médias. Cependant, pour les autres films sélectionnés, la situation est plus compliquée. Peut-être qu’en plaçant une grande confiance dans les créateurs, notamment dans leurs « bonne réputation du marché », le distributeur oserait prendre le risque de jouer à un jeu d’argent sur la date de sortie du film : c’était justement le cas du film des Frères Dardenne, Le gamin au Vélo, sorti le 18 mai en 2011 en France et en Belgique, lorsqu’il a gagné le Grand Prix au Festival de Cannes. Toutefois, la majorité des distributeurs préfèrent une stratégie moins risquée : observer la réception du film par les spectateurs et les critiques des médias après la projection de celui-ci à Cannes ; choisir une date de sortie en automne, voire plus tard, sans être trop éloignée, en évitant la diminution de l’effet de Cannes sur le marché. Malgré tout, il existe également des films tels que To Live, réalisé par Zhang Yimou, gagnant du Grand Prix en 1994, qui n’a jamais été distribué dans son pays d’origine, même si vingt ans se sont écoulés.

Outre la stratégie de la date de sortie concernant l’enjeu de la distribution des films, il est indubitable que le Festival de Cannes favorise aussi la promotion des films en compétition. « Etre sélectionné à Cannes » constitue une vitrine publicitaire dont se font l’écho la plupart des grands médias. Pensons ainsi à La vie d’Adèle qui, l’année dernière, a suscité de nombreuses controverses et qui a finalement réalisé plus d’un million d’entrées dans l’Hexagone. Quant à la 67ème édition en 2014, le site du Monde a mis en ligne sa rubrique du Festival de Cannes à partir de décembre 2013, tandis que Télérama a prévu sur son site Internet les critiques des films pendant le festival, voire quelque mois avant son ouverture.

Pour le marché français, l’intérêt du public est majoritairement suscité par les critiques et les polémiques à propos des films dans les médias. En revanche, les médias étrangers concentrent davantage leurs regards sur les films sélectionnés ou sur les stars de leurs propres pays présentes au Festival. Ces points de vue du public et des médias contribuent ensuite à la notoriété et à la rentabilité des productions cinématographiques considérées.

N’oublions pas le Marché du Film de Cannes. Celui-ci favorise les rencontres entre producteurs, distributeurs, acheteurs et vendeurs du monde entier, et compose, en dépit des critiques dont leur commercialisation peut faire l’objet, le visage  commercial du film aujourd’hui. Deux marchés existent en effet à Cannes, celui des distributeurs et des acheteurs d’un côté, celui des producteurs de l’autre. Lorsque les achats et les ventes des droits de distribution des films sont effectués, les producteurs des différents pays cherchent également à financer leurs projets de films et à trouver des partenariats pour y parvenir. Le marché cinématographique respecte véritablement la « diversité » des films, non seulement en termes de nationalité, de culture, mais aussi de genre, de style et de sujet des films. Au regard de la crise économique que traverse l’Europe, le marché du cinéma international manifeste un dynamisme et une croissance qui donne toutes les raisons d’être optimiste.

La french touch


Le festival de Cannes a lieu en mai à Cannes en France, c’est ainsi un événement made in France ? Oui, mais non. Pas aussi simple.

De 1969 à 2013, seulement trois « films français » reçurent la Palme d’or, ce qui tend à faire valoir un principe d’égalité entre les films en compétition à l’occasion du Festival. Cela étant, si l’on étudie plus profondément le background des productions nommées, il n’est pas étonnant de découvrir que 15 des 20 films sélectionnés parmi les 1858 inscrits dans la compétition officielle en 2012, ont été partiellement ou totalement financés par des entreprises françaises ou ont bénéficié d’une subvention publique, bien qu’ayant des réalisateurs étrangers.

Cela nous amène ensuite à réfléchir à une question primordiale : qu’est-ce qui, de nos jours, fonde la nationalité d’un film ? Citons des exemples récents : en 2013, le film des Frères Cohen, réalisateurs américains, Inside Llewyn Davis, racontant l’histoire d’un chanteur américain, a été financé et distribué par StudioCanal. The Immigrant, qui a, quant à lui, été réalisé par l’Américain James Gray, a également été financé en grande partie par la France et met en scène Marion Cotillard. En revanche, La Vénus à la fourrure, de Roman Polanski, tourné en français, est considéré comme un « film polonais » en raison des origines du réalisateur. Pourtant, dans le cas du film Amour, Palme d’or en 2012 du réalisateur autrichien Michael Haneke, le film a été considéré comme français en concourant aux Césars, car il a été produit en France, tourné en langue française et raconte la vie d’un couple français âgé.

En d’autres termes, en dépit des nationalités diverses des créateurs, l’intervention de la France dans la production en amont, notamment dans la part du financement, semble plus avantageuse pour accéder aux places limitées de Cannes.

Il semble que Cannes, en tant qu’événement en aval de la filière du cinéma, ne se satisfasse pas seulement de la simple exposition des « films français » tels que La Vie d’Adèle, mais préfère, en termes de stratégie, compléter la chaîne de « production-distribution-exploitation » du film, en profitant de l’alchimie entre le Festival et l’industrie cinématographique française, dans le contexte de l’internationalisation de cette même industrie.

 

À la confrontation avec les films commerciaux hollywoodiens, le Festival de Cannes, ou, devrions-nous dire, la France, insiste toujours pour construire et consolider une « Terre Sainte » pour les films d’auteur. Derrière le festival, se trouvent en effet les soutiens d’une industrie cinématographique et d’un Etat. Quand tout le monde lie l’image des « films d’auteurs » à l’idéologie culturelle française, peut-être que le plus grand gagnant du Festival de Cannes n’est plus celui de la Palme d’or, ni même un producteur ou un distributeur, mais la France et sa politique de l’exception culturelle française.

 


[1] « Le Cinéma américain à l’assaut du monde » , article de Zachary Louis

http://www.iletaitunefoislecinema.com/memoire/2196/le-cinema-americain-a-lassaut-du-monde