Les médias, plus has been que les politiques ?

Depuis plusieurs années déjà, l’idée que les Français seraient atteints d’un désintérêt pour la politique fait son chemin. Outre les taux d’abstention importants observés lors des élections de ces dernières années, ce sont les audiences souvent médiocres des grands rendez-vous politiques diffusés à la télévision, ou des newsmagazines faisant leurs unes sur ces questions qui sont analysés comme la traduction en chiffre d’une prise de distance majeure et profonde des citoyens à l’égard des questions politiques. Au lieu d’adopter la posture du sage qui montre la lune, nous avons endossé celle de l’idiot et choisi de regarder le doigt. Et si ces chiffres étaient le symptôme d’un autre malaise ? Au-delà d’un désintérêt pour la politique, ces chiffres ne traduiraient-il pas, au moins autant, le désintérêt des Français vis-à-vis du médium, à savoir d’un certain mode de traitement du politique, usé et rebattu par les médias ?

Le désintérêt des Français pour la politique à l’épreuve du quali

Cette question, nous avons eu plusieurs fois l’occasion de l’aborder avec le public ces derniers mois chez Think-Out, au travers des différentes missions menées pour le compte de grands médias, mais également lors d’un ThinkLab organisé par nos soins et réunissant des jeunes de Paris et sa région. Une chose est sûre : qu’on les interroge en « focus groups », en ateliers, en entretiens ou en ligne, les Français que nous avons rencontrés restent des mordus de la chose publique. Désenchantés et déçus certes, inquiets parfois, indécis la plupart du temps, il n’en est pas moins sûr que tous n’aspirent qu’à continuer de jouer un rôle actif au sein d’une société où le poids de la finance et des institutions supra-étatiques semble tous les jours fragiliser un peu plus le pouvoir des élus. Si certains délaissent les urnes, c’est à travers leurs modes de consommation, leurs rôles associatifs, notamment au niveau local, ou leur mobilisation en ligne qu’ils remplissent désormais leur rôle de citoyens actifs. Dans cette perspective, au même titre que de consommer, produire, s’engager, voter devient un moyen parmi d’autres, plus impalpable peut-être mais encore puissant du point de vue symbolique, d’agir sur la société.

On ne peut donc pas évoquer désintérêt pour la chose politique à proprement parler, mais il semble assez clair que le rapport du public à la politique est en train de changer de manière profonde et sans doute durable. La victoire surprise de ceux qu’on annonçait comme challengers lors des deux élections primaires en décembre et en janvier ne sont que les exemples les plus frappants de ce rejet du personnel politique traditionnel et des partis installés qui ne cesse de s’affirmer dans la plupart des pays européens depuis plusieurs années. La volatilité des électeurs semble telle, qu’à seulement quelques semaines des élections présidentielles, bien téméraire serait celui qui oserait pronostiquer avec certitude un quelconque résultat au premier comme au second tour. Et la proposition d’alliance de François Bayrou à l’égard d’Emmanuel Macron à l’instant même où nous écrivons ces lignes rebattra sans doute une énième fois les cartes de cette élection prochaine.

Des politiques qui s’affranchissent des médias traditionnels

Dans une telle situation d’incertitude, les Français que nous avons rencontrés sont unanimes : les médias, qu’ils soient traditionnels ou digitaux, restent des adjuvants primordiaux pour décider du choix qui sera fait dans l’isoloir. Mais ils sont également unanimes quant à la déception et à la frustration que leur inspirent un certain nombre d’entre eux. Et si l’usure du personnel politique est avérée, et en cours de rafraîchissement, nos études qualitatives révèlent que cette usure concerne également une grande partie des médias et de leur mode de traitement de l’information politique. Qu’il s’agisse du choix des sujets, des angles, mais aussi des formats, ceux-ci doivent impérativement opérer leur mue, sous peine de perdre le contact avec le public.

Pour commencer, constatons que les principaux candidats désignés à la Présidentielle (à l’exception pour l’heure de François Fillon) adoptent des stratégies ayant pour point commun de ne pas se laisser enfermer dans des prises de paroles pensées et formatées par et pour les médias traditionnels. Sans pour autant disparaître des plateaux de télévision ou des studios radios, leurs stratégies respectives démontrent, si cela était encore nécessaire, que l’heure est à la désintermédiation de la parole politique. Une désintermédiation qui affranchit des règles fixées par les journalistes, sans contrainte de temps, de format, de ton. Si Twitter est utilisé depuis plusieurs années par les politiques, cette campagne voit l’avènement des chaînes Youtube et des dispositifs de Facebook Live des candidats (notamment du côté de Jean-Luc Mélenchon et du FN à travers Florian Philippot) qui autorisent les prises de parole thématisées et distillées à un rythme intégralement choisi par les équipes de campagne, et qui permettent pour peu de frais de proposer des contenus digestes et pédagogiques, à la tonalité spontanée et aux formats impactants (infographies, memes) que les militants ou sympathisants auront le loisir de faire circuler sur leurs réseaux. L’heure est également au retour en force du meeting de campagne comme évènement fédérateur, qui permet dans la durée (plus de 2h en improvisation pour Benoit Hamon en décembre dernier) de transmettre une pensée en profondeur, de déployer un programme, de favoriser une rencontre plus aboutie avec l’électorat, de faire le buzz en confirmant, à la manière de Jean-Luc Mélenchon et de son hologramme que le medium est définitivement le message, le tout en bénéficiant de retransmission quasi intégrales auprès du grand public grâce aux chaînes d’information en continu.

En multipliant ainsi les stratégies pour s’affranchir de ce qu’ils considèrent désormais comme un carcan, les femmes et homme politiques font évidemment l’hypothèse que les médias traditionnels ne constituent plus des messagers suffisants pour leur permettre de convaincre les électeurs et que la manière dont la télévision, la presse ou la radio traitent des questions politiques ne les sert pas suffisamment. Mais une telle stratégie, pour être efficiente, suppose qu’elle réponde également à un manque du côté des publics eux-mêmes, et que ceux-ci ne soient plus satisfaits des contenus proposés par ces mêmes médias. Mais si les chiffres de consultation des contenus digitaux et de fréquentation des meetings semblent l’attester, les études qualitatives que nous avons menées permettent de le nuancer.

Un double enjeu pour le média : mieux héberger la parole politique et accompagner les Français

L’exercice de l’interview politique classique est sans doute le format le plus fragilisé aujourd’hui, et cristallise l’essentiel des critiques formulées par les publics que nous avons interrogés, toutes tranches d’âges confondues. Il est celui dans lequel le sentiment de partialité des journalistes est ressenti avec la plus grande intensité, où la pugnacité est souvent perçue comme une agressivité partisane (via notamment la répétition de questions au ton parfois méprisant) virant au match de boxe improductif. Sentiment de partialité qui se combine d’ailleurs à une impression nette d’entre-soi, où journalistes et politiques se complaisent à disserter de longues heures sur des questions de stratégies politiques plutôt que de s’intéresser à la réalité des Français. C’est aussi l’exercice où l’on identifie le plus souvent, et à regret, le traitement défavorable accordé à certains candidats (notamment ceux des extrêmes). Celui où les sujets abordés, la manière de les éclairer et la nature des intervenants semblent de plus en souvent en décalage avec les attentes du public.

Mais les critiques formulées à l’égard du traitement de la politique par les médias irriguent l’ensemble des formats d’information politique, des reportages de JT aux débats, en passant par les magazines, les chroniques et autres éditoriaux. Tous sont concernés par le sentiment de frustration et de déception présent chez leurs destinataires.

La place majeure occupée par la politique politicienne, par les polémiques (burkini à l’été 2016, affaire des pains au chocolat de Jean-François Copé en octobre-novembre…), constitue désormais une cause de rejet majeure du traitement médiatique de la politique par les différents publics (il y a ici unanimité sur l’ensemble des tranches d’âges interrogées). Bien sûr, l’élection présidentielle reste perçue comme « une Coupe du Monde » à suivre dans les médias à l’échelle de l’année, qui tient en haleine par ses rebondissements et autres retournements de situation, par ses alliances surprises et ses petites phrases assassines. Mais en ces temps d’incertitudes et de tensions, à l’intérieur du pays comme à l’international, il semble que le besoin de pédagogie et d’accompagnement soit plus fort que jamais : « Mon rêve d’émission politique aujourd’hui, c’est une émission où l’on poserait les mêmes questions à chaque candidat d’un jour sur l’autre. Pas, trop. Deux ou trois questions seulement : votre programme économique. Votre programme écologique. Votre programme géopolitique. Et qu’on leur laisse le temps d’y répondre. Je veux connaître leur vision, qu’ils déploient leurs idées, pas savoir ce qu’ils pensent du braquage de Kim Kardashian ». Les électeurs se sentent plus démunis que jamais face à la complexification du monde contemporain, à la confusion entre les clivages politiques traditionnels et au perfectionnement des techniques de communication des hommes politiques. Mais à l’heure où, pour un public de moins en moins jeune, le principal média d’information est Facebook, rien d’étonnant à ce que les émissions politiques multiplient les polémiques et les interviews chocs pour espérer remonter dans les newsfeeds d’auditeurs potentiels, au risque de porter atteinte à leur propre légitimité… C’est donc avant tout à un sentiment de déception majeure que nous avons été confrontés, de la part d’un public encore attaché à la fonction de quatrième pouvoir attribuée aux médias, et aujourd’hui en pleine désillusion.

De ce point de vue, une vraie prime est accordée aux contenus qui font œuvre de pédagogie, qui décortiquent les programmes en les rendant accessibles au plus grand nombre (quelles conséquences auraient ces décisions sur le quotidien des français ? Quel impact d’une loi sur telle ou telle profession ?), en les confrontant aux points de vue de journalistes spécialisés, voire de praticiens ou d’élus locaux « qui ont les mains dans le cambouis » et savent déjouer la langue de bois des politiques-communicants. Mais une chose semble claire, si l’on s’en tient à la perception du public, il semble que les médias qui remplissent efficacement ce rôle d’accompagnement des citoyens soient particulièrement rares, et cantonnés à quelques journalistes ou séquences pour l’heure essentiellement présents sur les émissions de service public (Yves Calvi dans C dans l’Air, et les interventions de François Lenglet dans l’Emission Politique ayant été les plus cités dans nos études).

Un public complexe aux injonctions ambivalentes : plus de fond oui, mais de l’attractivité dans la forme

Pourtant, apporter plus de fond ne suffira pas. La volatilité de l’attention, l’explosion du nombre d’offres et d’écrans accessibles à tout moment rendent plus ardue que jamais la capacité d’un contenu à capter l’attention des auditeurs et des téléspectateurs et évidemment de les fidéliser. Sur les questions politiques, les contenus qui sont d’ores et déjà parvenus à combiner valeur ajoutée informative et formats accrocheurs sont ceux qui associent dénonciation et rire : en premier lieu Yann Barthès sur TMC, ainsi que les chroniqueurs humoristiques présents à la radio. Sur des formats courts aisément partageables sur les réseaux sociaux, à travers un ton souvent transgressif, ils sont désormais perçus parmi les contenus les plus attractifs en matière d’information politique par la majorité des consommateurs médias que nous avons rencontré : « Pour moi, c’est l’idéal, ça me fait rire et réfléchir en même temps, ce n’est pas du rire gratuit, c’est pour mettre l’accent sur un constat, sur une absurdité, une injustice que je ne connaissais pas forcément ». Reste que ces contenus ne répondent pas pour autant aux attentes de pédagogie et de décryptage à l’approche d’une élection.

Informer, captiver et détendre. C’est donc à cet éternel tryptique, dont semblait jusqu’à présent plutôt protégé le domaine de l’information politique en période électorale (parce que suffisamment fédérateurs), que les médias traditionnels devront parvenir à répondre à l’avenir s’ils espèrent maintenir durablement le contact qui les lie au public. Mais on peut d’ores et déjà spéculer qu’un rendez-vous a été manqué au cours de cette première phase de l‘année électorale : celui de la modernisation des formats, de la prise de risque et de la reconnexion avec les préoccupations des Français. Seule chaîne historique à avoir innové radicalement, M6 s’est attiré les foudres de la presse avec les deux épisodes d’Ambitions Intimes diffusés à l’automne dernier. Mais le public s’est révélé moins sévère à ce sujet. En audience, l’émission, qui se voulait non politique, a plutôt été un succès. En perception, les Français que nous avons interrogés sont assez ambivalents, partagés entre l’image négative que leur renvoie une émission « peoplisante » au format souvent perçu comme trop artificiel, et la curiosité pour la découverte de personnalités que l’on connaît assez peu : « On vote pour des gens finalement, ça m’a permis de me faire une idée de leur caractère, de voir avec quelle force ils pourraient défendre leurs convictions face à l’Allemagne ou aux banques ». Tous s’accordent à dire que pour autant, si intérêt voire plaisir il peut y avoir à regarder ce type de contenus y compris dans une perspective électorale, ils sont loin d’être suffisants pour disposer d’une information satisfaisante pour faire son choix, mais aussi simplement pour réfléchir. Car une élection n’est pas qu’un vote, c’est aussi « un moment où il y a une forte émulation intellectuelle, où on apprend des choses, où l’on débat, où l’on peut changer de point de vue, où l’on murit ». Au fond, c’est donc surtout d’une offre innovante complémentaire à celle-ci, davantage axée sur le fond mais percutante sur la forme, qui semble manquer aux publics.


Continuer de jouer un rôle auprès d’une cible technophile et connectée, qui sait s’orienter dans son océan de sources

Dans ce contexte, le public qui se sent le moins désemparé est le public suffisamment technophile pour exploiter, trier et s’approprier la multitude des contenus d’informations politiques proposés en ligne. Il est évidemment plus jeune et d’un milieu socio-culturel plus élevé que la moyenne nationale (même si les choses bougent très vite). En multipliant les sources, il a le sentiment d’accéder à une diversité de points de vue et d’opinions que n’offrent pas les médias traditionnels. C’est d’ailleurs en ligne qu’il semble exposé le plus aisément aux points de vue et aux idées nouvelles et singulières, aux initiatives positives et aux solutions qui marchent, même de façon marginale, mais qui donnent le sentiment de faire bouger les lignes et invitent à réfléchir. En ligne, il accède conjointement à la parole politique (via les sites de campagnes ou les comptes sociaux des candidats), et à son commentaire ; aux contenus légers, à l’analyse des déclarations et au décodage digeste des programmes sur le mode de médiation plus horizontal des youtubeurs. Quelques médias traditionnels l’ont compris et parviennent à émerger à travers une stratégie de diffusion de pastilles web, que ce soit à travers extraits soigneusement choisis des émissions de TV ou des chroniques radio, à grands coups de modules comme France Info, ou encore en produisant des contenus dédiés au web comme la Matinale du Monde. C’est sur cette extrême diversité de sources, de formats proposés (des plus courts aux plus étayés, des plus rédigés aux plus visuels – image infographie) que cette cible s’appuie – volontairement ou au gré de son fil d’info Facebook – pour s’informer dans tous les contextes de consommation. Et si d’aventure des doutes subsistent quant à la crédibilité de certaines sources présentes sur la toile, ils s’appuient sur des marques-médias institutionnelles et ultra-légitimes (le plus souvent issues de la presse) qui proposent une offre suffisamment aboutie pour faire le tri entre vraie et fausse information. Mais tout cela suppose un degré d’appropriation, un mode de consommation, et des efforts qui sont loin de correspondre à la réalité de la majorité des Français pour qui la télévision et la radio restent les sources d’informations principales et qui pâtissent sans conteste de l’immobilisme et de la frilosité d’une large partie des acteurs médiatiques en matière d’information politique.

Pour conclure, nous ferons référence à l’une des participantes à nos ateliers qualitatifs : « Au fond, ce que je voudrais dire aux journalistes politiques, c’est qu’ils pensent à nous ». Cela peut paraître évident, mais c’est finalement ce qu’il y a de plus difficile pour une profession prise entre les pressions constantes de la mesure d’audience et la difficulté de se renouveler (par manque de temps ou par difficulté à se départir de ses habitudes). Et si elle ne règle pas tout, l’écoute des publics et le travail de remise en question qu’elle suppose constituent sans doute des clés de la réussite. De ce point de vue, certaines initiatives voient le jour et témoignent de la prise de conscience des médias, mais elles restent très diffuses. Reste à savoir si les grands médias prendront suffisamment tôt la mesure du décalage croissant qui les éloigne progressivement de leurs publics, et s’ils profiteront de ces dernières semaines de campagne pour évoluer. Car la tendance n’est pas prête de s’inverser, et cette année électorale marquera sans nul doute un tournant dans la relation que les citoyens entretiendront avec le quatrième pouvoir.

Victor Laurent, directeur d‘études Barbara Jouan, chargée d’études