D’abord formé à la géographie urbaine et aux arts visuels, Emanuel Licha s’intéresse dans son travail d’artiste cinéaste au rôle de l’architecture dans la représentation médiatique des conflits, et témoigne ainsi dans son travail de la mémoire collective d’événements traumatiques.
Dans Hôtel Machine, long-métrage présenté dans le cadre du Festival Cinéma du Réel qui s’est tenu à Paris du 18 au 27 mars 2016, la caméra de l’artiste investit les grands « hôtels de guerre » de Beyrouth, Gaza, Kiev ou encore Sarajevo ; des hôtels qui ont accueilli des correspondants de guerre en temps de conflit. Ces lieux, qui par la force des choses sont imprégnés par le climat environnant, deviennent de véritables acteurs de la représentation faite aujourd’hui des conflits armés.
Une architecture organisatrice de la pratique journalistique
Emanuel Licha aborde l’hôtel non comme un lieu singulier rattaché à un conflit particulier, mais comme un concept qu’il nomme le « méta-hôtel » de guerre. Ce concept se décline dans le film via le prisme de 5 caractéristiques fondamentales : la proximité avec le conflit, le point de vue, la sécurité, les communications, la rencontre et le recoupement des informations.
L’hôtel conditionne la médiatisation de la guerre d’un point de vue logistique. En effet, il est le lieu qui permet aux journalistes de relayer le conflit tout en restant en sécurité ; son rôle est donc stratégique, de même que son emplacement. Bâtis sur les hauteurs des villes, les hôtels offrent initialement aux touristes des points de vue surplombants et panoramiques sur celles-ci. Une fois prises dans les conflits, les villes deviennent sujets d’observation des journalistes de guerre, qui utilisent alors ces mêmes points de vue de manière stratégique pour documenter l’actualité. Les journalistes deviennent de véritables « snipers d’images », adoptant les comportements des tireurs. Dans le film, des fixeurs témoignent de cette similarité entre ces deux professions qui se côtoient : les journalistes peuvent rester des heures durant à leur poste pour capturer des images de l’événement, se cachant car prenant les mêmes risques que les combattants entraînés. L’investissement de cette architecture en temps de conflit donne une place importante à la répartition des clients/ journalistes dans les chambres. Le positionnement de celles-ci est primordial ; les chambres des étages les plus bas sont attribuées aux journalistes dans un objectif d’évacuation rapide en cas d’urgence. On peut donc imaginer que le conflit et la nécessité de le médiatiser concentrent la vie du lieu dans un espace restreint. Dans un même mouvement, les balcons qui auparavant accueillaient les touristes profitant de la vue, se transforment donc en postes d’observation pour ces « snipers d’images », de même que les salles de conférence et de réception deviennent de véritables newsrooms où ont lieu des duplex du monde entier.
Au cours de la séance de questions / réponses accordée au public à la suite de la projection du film le 24 mars au cinéma Luminor Hôtel de Ville, Emanuel Licha dépeint ses « méta-hôtels » comme des lieux rendant possible la communication d’informations, tant sur le point technique que humain. En effet, la célébrité des grands hôtels en temps de guerre se mesure à leur capacité à assurer des connexions fiables au réseau Internet : ces hôtels devenant des lieux de communication de premier plan, il est donc capital de pouvoir y obtenir et y émettre de l’information de manière continue malgré les dommages physiques que porte la guerre sur les bâtiments.
Lieu de confluence des protagonistes du conflit, de ceux qui le médiatisent mais aussi de ceux qui le subissent, l’hôtel de guerre devient une simili institution médiatique qui voit défiler politiciens venant donner des interviews, militaires, ONG et civils, sources capitales de renseignements pour les journalistes. Emanuel Licha met particulièrement en scène les fixeurs qui ont un rôle pivot entre tous ces acteurs. Effectivement le fixeur est celui qui rend possible le travail journalistique en lui fournissant des sources d’information clés et des accès aux zones de guerre.
L’institutionnalisation de ce lieu comme centre médiatique semble aller dans le sens d’une standardisation des représentations du conflit par les médias traditionnels, aujourd’hui largement concurrencés mais aussi alimentés par les images amateurs prises dans les mêmes conditions que celles des reporters aux balcons des hôtels. Si ces images n’ont pas le même statut que celles des journalistes professionnels, elles en reproduisent les codes en conservant leur caractère amateur et spontané.
L’hôtel : lieu plastique, lieu mémoire
Emanuel Licha fait le choix de ne filmer que des hôtels en zones désormais pacifiées. La guerre se raconte via les images d’archives et les témoignages de journalistes que le réalisateur a interviewés par Skype et qu’il diffuse sur de multiples dispositifs médiatiques présents dans l’hôtel : télévisions, postes de radio, écran d’ordinateur portable (probablement le sien), smartphones tenus par les fixeurs, talkie walkies… Emanuel Licha souhaitant que toutes les informations émergent de l’hôtel et de ce qui le compose (le film est un huis-clos), l’omniprésence des écrans lui a permis de diffuser ses entretiens et les archives audiovisuelles tout en mettant en lumière le fait qu’aucun conflit ne peut aujourd’hui être compris sans images. Le film joue des effets de surcadrage qui évitent le recours aux images en plein écran, rappelant le statut de médiateur du lieu dont on ne s’échappe qu’au dernier plan : un travelling avant à travers une fenêtre rend le spectateur à la ville aujourd’hui apaisée.
Entre le discours du réalisateur et les images qui le traduisent s’opère une constante médiation qui passe par le lieu que l’artiste explore avec une « méthodologie fétichiste » selon ses propres termes. L’hôtel devient média et c’est notamment par le travail impressionnant qu’a réalisé l’ingénieur du son François Waledisch qu’il y parvient. Un travail important de repérage a été effectué en amont afin de dénicher les signes sonores d’un dysfonctionnement dû à la guerre. Ces signes produisent des sons qui, parfois amplifiés ou mis en scène, donnent aux hôtels une inquiétante étrangeté au sens freudien : dans ses moindres détails le bâtiment nous ramène aux manifestations sonores et visuelles du conflit et à son atmosphère pesante. Soufflerie, bruit des cuisines, portes qui grincent, ondes internet s’expriment au même titre voire plus que les humains. Cette personnification du lieu marqué par un traumatisme évoque l’Overlook de Shining réalisé par Stanley Kubrick en 1980, lui aussi lui aussi imprégné par les traces d’un massacre passé qui hante les habitants actuels de l’hôtel.
Hôtel machine nous questionne de manière poétique et plastique sur la question de la représentation des conflits contemporains. La médiatisation a ici lieu via les médias traditionnels mais également via un lieu qui devient lui-même média puis archive témoignant d’événements historiques passés.