Le 3 mai 2022 se tenait à Créatis une table ronde au sujet de l’avenir de la production cinématographique : « Plateformes ou salles obscures : quel avenir pour l’industrie cinématographique ? » Pour débattre de l’évolution du cinéma en France, la rédaction d’Effeuillage a convié des invités de marque : Richard Patry, président de la Fédération Nationale des Cinémas Français ; Joëlle Farchy, auteure, chercheuse, professeure en SIC et directrice de l’école des médias et du numérique de L’université Paris I Panthéon-Sorbonne ; Foucauld Barré, producteur chez Quad Films ; Romain Dubois, directeur marketing et éditorial de la plateforme VOD française UniversCiné et Pauline Dubosc, responsable artistique chez TF1 Films Production. Entre création, audience, data et concurrence, cette table ronde a permis d’évoquer les principaux enjeux auxquels sont confrontés les acteurs de ce secteur des industries culturelles. Retour sur les temps forts de cet événement.
Etat des lieux du marché du cinéma en France
Notre table ronde débute sur un constat partagé par tous nos invités : l’industrie cinématographique fait face aujourd’hui à un double phénomène qui rebat les cartes de la production et de la distribution :
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La désertion de la salle de cinéma : au mois de mars 2022, seulement 13,9 millions d’entrées ont été réalisés dans les salles françaises, le pire score depuis 1999 [1] (excepté le mois de mars 2020 qui avait réalisé moins de 6 millions d’entrées à quelques semaines de la fermeture des salles pour cause de confinement). Selon Richard Patry, président de la Fédération Nationale des Cinémas Français, les séniors, public fidèle des salles de cinéma, ont déserté les salles. En cause ? Le Covid, les fermetures et confinements qui ont fait perdre les habitudes de cette catégorie de public. Il note cependant un ré-engouement de la part des jeunes, qui répondent de plus en plus présents aux sorties des films en salle.
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La structuration du marché des plateformes SVOD : on décompte aujourd’hui en France plus de 80 services de SVOD à disposition du public [2] . Si les géants du secteur comme Netflix, Prime Video et Disney + dominent le secteur en termes d’abonnés, de nombreuses plateformes de niches se développent telles que UniverCiné ou Mubi.
Dans l’ensemble, l’industrie cinématographique connaît donc un bouleversement de son écosystème, manifestement accéléré par la crise du Covid-19, tel qu’elle n’a jamais connue auparavant.
Le marché de la SVOD : de la structuration à la saturation ?
En décembre 2021, le CNC décompte 214 millions d’abonnés pour Netflix à travers le monde, lorsque Amazon Prime en compte un peu moins de 200 millions et Disney + 118 millions [3] . Ces trois mastodontes américains de la SVOD écrasent sans nuance leurs concurrents sur le secteur. Cependant, au premier trimestre 2022, Netflix annonce une perte de 200 000 abonnés pour la première fois depuis son histoire. Une perte relativement minime en comparaison à son nombre d’abonnés mais qui a suffi à faire trembler le géant.
« On n’achète plus et on ne loue plus de films sur internet, hors plateforme. » – Romain Dubois, directeur marketing et éditorial chez UniversCiné.
Le phénomène du stacking, à savoir la multiplication des abonnements, ne s’est pas encore imposé comme le modèle de consommation dominant en France, à l’inverse des Etats-Unis. C’est pourquoi, selon Richard Patry, cette saturation du marché de la SVOD en France, avec plus de 80 offres, pousse naturellement le consommateur à faire des choix. Selon Joëlle Farchy, cette situation amène les spectateurs dans une situation d’enfermement : si le film n’est pas sur Netflix (ou autre plateforme dominante), alors il ne sera pas vu, posant une vraie problématique de découvrabilité des films dit de « niche ». De plus, comme le rappelle Romain Dubois, cette situation d’enfermement est renforcée par le fait que les offres de VOD (location ou achat en ligne) ne représentent plus un réflexe des spectateurs qui recherchent un film. Selon lui, « on n’achète plus et on ne loue plus de films sur internet hors plateforme ». Donc si le spectateur n’a pas eu l’opportunité de voir le film recherché en salle et que celui-ci n’est pas hébergé ensuite sur une plateforme, il ne sera tout simplement jamais vu. Ce point représente une vraie problématique pour des centaines de films qui, une fois leur diffusion en salle terminée, disparaissent des écrans, leurs droits n’étant pas achetés par des plateformes.
Enfin, cette problématique de la découvrabilité est également renforcée par l’algorithme des différentes plateformes. Un point sur lequel nos invités sont revenus un peu plus tard dans cette table ronde.
Si la multiplication des offres de SVOD avec des propositions éditoriales nouvelles montre la structuration du secteur, l’intégration des plateformes dans les circuits institutionnels de production est également un indice majeur de l’arrivée à maturation du marché. La directive SMA, contraignant les plateformes étrangères à investir entre 20% et 25% de leur chiffre d’affaires dans la production cinématographique et audiovisuelle française [4], ainsi que l’accord sur la nouvelle chronologie des médias signé entre les organisations professionnelles du cinéma français, Netflix et Canal +, traduisent la volonté de cette dernière d’entrer dans les circuits traditionnels de production cinématographique. Cependant, Netflix est bien la seule plateforme de SVOD étrangère à avoir signé cet accord, à la différence d’Amazon ou Disney +, ce qui laisse présager à l’avenir des stratégies d’intégration et de développement différentes.
En effet, c’est ce que note Joëlle Farchy qui explique cette différence par le fait que des plateformes telles que Prime Video et Disney + reposent sur des multinationales que sont Amazon et Walt Disney Company. Ce qui n’est pas le cas de Netflix dont les revenus reposent exclusivement sur l’abonnement et donc in fine, sur la qualité des œuvres produites. Intégrer les circuits de production institutionnels traduit donc une véritable volonté de la plateforme de se positionner en tant qu’acteur crédible et respectable de la création cinématographique en France.
La place de la création au sein des plateformes vs cinéma « traditionnel »
Un sujet en particulier a fait réagir nos invités : la place des plateformes de SVOD dans la création cinématographique française. Des échanges à ce sujet, on peut retenir un paradoxe :
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D’un côté, Netflix (le débat s’étant focalisé sur cette plateforme en particulier), collabore avec des grands noms du cinéma tels que Jane Campion, Martin Scorsese ou encore Jean-Pierre Jeunet en France, et produit donc de véritables œuvres cinématographiques.
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Dans le même temps, la plateforme considère bien ces oeuvres comme des produits marketing, ou « produits d’appel », dans un objectif final bel et bien commercial : recruter de nouveaux abonnés et donc augmenter son chiffre d’affaires.
Quelle place alors pour la création et l’accompagnement des talents face à cette dynamique ? In fine, quelle valeur ajoutée pour le spectateur ?
« La création n’a jamais aussi bien fonctionné en France. » – Foucauld Barré, producteur chez Quad Films.
« L’art naît de la contrainte », c’est l’adage invoqué par Foucauld Barré pour éclairer son point de vue selon lequel les plateformes n’auraient pas un véritable rôle de « producteur » vis-à-vis des réalisateurs avec lesquels elles collaborent en les laissant relativement libres dans la création et ne jouant pas un rôle de garde-fou et d’accompagnateur. Ainsi, si certains films tels que « BigBug » (Jean-Pierre Jeunet) ou « Mank » (David Fincher) sont considérés comme les œuvres les plus atypiques de la filmographie de leur réalisateur, ce serait bien en raison d’un manque d’accompagnement créatif de la part des plateformes. Cependant, le producteur de Quad reste optimiste quant à la revalorisation du couple réalisateur-producteur dans la manière de travailler des plateformes, considérant que leur objectif reste tout de même de réaliser de bons films, appréciés des spectateurs.
Autre point de vigilance soulevé par nos invités : l’exclusivité des droits des œuvres. En effet, lorsqu’un film est produit exclusivement par une plateforme, celle-ci se voit donc attribuer les droits exclusifs de diffusion. Ainsi, dans un schéma de production et de distribution « traditionnel », un film, une fois sorti en salle, connaît plusieurs vies en DVD puis sur le petit écran, une œuvre produite par une plateforme seule sera donc visible uniquement sur ses propres canaux de diffusion.
Malgré ces points de vigilance qui bousculent l’industrie cinématographique dans son ensemble, nos invités reconnaissent sans ambiguïté de nombreuses vertus aux plateformes et au modèle qu’elles proposent.
Tout d’abord, les services de SVOD permettent l’émergence d’un cinéma de genres trop peu visibles en salle car plus complexes à financer tels que le thriller, la science-fiction, etc. Les plateformes permettent donc d’élargir le catalogue de choix pour le spectateur et autorisent une certaine liberté créative pour les réalisateurs qui pourraient s’émanciper de la « pression » de la salle.
« Les agents n’ont jamais autant fait travailler leurs talents. » – Pauline Dubosc, responsable artistique chez TF1 Films Production.
Les services de SVOD permettent également d’insuffler une nouvelle dynamique dans le secteur, notamment du côté des sociétés de production qui y trouvent de nouveaux guichets et peuvent ainsi produire des films pour la salle et pour les plateformes. Selon Pauline Dubosc et Foucault Barré, la création n’a jamais aussi bien fonctionné en France et « les agents n’ont jamais autant fait travailler leur talents ».
Ainsi, il n’existe pas de réponse toute faite à la question de savoir si Netflix est bénéfique, ou pas, à la création cinématographique française. Cependant ces quelques éclairages permettent d’entrevoir des nouvelles dynamiques de production et de distribution en train de s’installer dans le secteur.
Opacité des chiffres de visionnage : quels impacts sur l’industrie cinématographique ?
Comment réellement mesurer le succès d’une production Netflix ? C’est l’une des questions soulevées par nos invités. Si le géant du streaming fait régulièrement la promotion du nombre impressionnant de vues sur ses créations originales (« Squid Game », « La Chronique des Bridgerton », « Lupin », etc.) seules des heures de visionnage concernant quelques grosses productions sont communiquées, sans preuve ni méthode de décompte. A partir de combien de minutes un film est-il considéré comme visionné ? Quelles sont les audiences de chacune des productions Netflix ? Quelles sont les typologies d’audience ? Autant de questions qui restent en suspens pour la plupart des plateformes de SVOD.
Selon Romain Dubois, il existe deux modèles pour vendre un film. Soit le film est vendu contre une somme d’argent (cela s’appelle un flat), soit un partage des revenus est établi en fonction du nombre de vues du film. Netflix choisit la première option qui ne l’oblige donc en rien à communiquer ses chiffres d’audiences.
« Les usagers doivent-ils vraiment connaître les chiffres exacts ? » – Joëlle Farchy, auteure, chercheuse, professeure en SIC et directrice de l’école des médias et du numérique de L’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Pour Joëlle Farchy, cette opacité des chiffres pose surtout des problèmes d’estimation et de comparaison entre les films. Au cinéma, il est possible de comparer le nombre d’entrées des films et ainsi de savoir si l’œuvre diffusée a bien fonctionné auprès de son public, en comparaison avec d’autres films similaires. Ce n’est pas le cas sur Netflix ou Amazon Prime. Il est donc très difficile de se positionner et d’avoir un retour quantitatif sur sa création. Selon la chercheuse, la question se pose : les usagers doivent-ils vraiment connaître les chiffres exacts ? Netflix a mis en place le top 10, qui donne des indications des tendances auprès du public. Ce dispositif, s’il est un premier effort de transparence, crée une situation d’auto-renforcement dans laquelle les usagers regardent un programme parce que beaucoup d’autres personnes l’ont aimé ou regardé. Cela impacte la diversité des visionnages et fait émerger des problématiques de découvrabilité des contenus.
À la différence des audiences de télévision qui sont publiques, quotidiennes et détaillées minute par minute par l’institut Médiamétrie, les plateformes peuvent, elles, choisir les données qu’elles mettent en valeur et faire des audiences un simple outil marketing supplémentaire.
Distribution en salle et plateforme SVOD : des modèles voués à évoluer, voire à cohabiter ?
Que ce soit les salles de cinémas ou les plateformes de SVOD, ces deux modèles de diffusion sont confrontés à des difficultés qui les obligent à muter, à évoluer, pour mieux s’adapter aux nouveaux usages des publics :
D’une part pour les plateformes de SVOD, et en particulier Netflix qui possède un modèle économique bien particulier. Contrairement à Amazon, Apple ou Disney dont les activités sont diverses (livraison, téléphonie, parcs), Netflix est monoproduit. En dépendant exclusivement de l’industrie audiovisuelle, Netflix repose sur un modèle fragile. En effet, le géant aux pieds d’argile n’a, jusqu’alors, jamais réalisé de bénéfices. La plateforme présente un taux d’endettement impressionnant dû notamment à ses investissements dans les contenus, le marketing et la technique (un de ses atouts majeurs). Netflix doit donc sans cesse se renouveler et investir dans la création pour maintenir à flot son modèle et conserver ses abonnés précieux.
D’autre part, les salles de cinéma françaises. Si elles restent un lieu de culture et de socialisation très ancré en France (6 000 salles en France réparties entre multiplexes et salles de proximité), elles connaissent une baisse historique de fréquentation. Pour les cinémas français, la question se pose du genre des œuvres diffusées en salle : sont-elles à l’origine de la désertion du public ? Les films proposés sont-ils ceux recherchés par les spectateurs ?
« Notre problématique aujourd’hui est le dialogue avec le public. » – Richard Patry, président de la Fédération Nationale des Cinémas Français.
L’essentiel pour Richard Patry est de remettre le public au centre des préoccupations des diffuseurs. « Notre problématique aujourd’hui est le dialogue avec le public ». Selon lui, les cinémas ont vu leur public évoluer. De plus en plus de jeunes se rendent en salles tandis que le public de seniors réguliers, qui se rendait au cinéma deux à trois fois par semaine, se déshabitue peu à peu. Le problème ne vient pas uniquement du prix de la place, selon Richard Patry il est nécessaire de prendre à nouveau en compte le public et ses attentes pour ré-instituer le cinéma comme une habitude culturelle.
L’ensemble des invités semble partager l’optimisme envers une potentielle cohabitation des deux modèles. Le public n’est pas scindé en deux avec d’une part, ceux qui possèdent un abonnement aux plateformes, et de l’autre, les adeptes des salles sombres. Les abonnés Canal+ comptent par exemple parmi les plus grands consommateurs de cinéma. Les deux modèles peuvent donc coexister, tous deux attirent un public commun : les consommateurs d’images.
Dans ce cadre, Richard Patry souligne le récent accord signé entre Netflix et les organisations du cinéma français. Cette signature implique pour la plateforme le versement de 30 millions d’euros par an dans la création cinématographique d’expression originale française et entre 10 et 20 films coproduits. Ces productions prennent en compte une clause de diversité obligatoire, une première victoire pour le cinéma français. Ces films seront destinés aux salles de cinéma dans un premier temps et pourront être diffusés sur Netflix 15 mois après leur sortie sur grand écran. Une réelle avancée pour les exploitants, qui voient en Netflix un partenaire privilégié dans la modernisation de l’écosystème. Cet accord historique témoigne d’une nouvelle avancée dans la chronologie des médias et surtout, d’une réelle volonté de renouvellement de la création cinématographique en France.
Si nos invités se sont montrés concernés, voire préoccupés, par les évolutions du cinéma français, tous s’accordent à dire que l’avenir des salles dépendra de la cohabitation des deux modèles et de l’investissement dans la création.