« A votre écoute coûte que coûte », objet radiophonique non identifié
« Feindre veut bien dire « faire semblant », « simuler », « jouer » ; et « tromper » seulement quand l’autre ne sait pas (ou ne comprend pas) que nous faisons semblant. »(1)
Le 16 janvier 2012, à 12h20, les auditeurs de France Inter ont pu entendre un tout nouveau programme, « A votre écoute coûte que coûte ». Une émission venue s’intercaler entre « Les Affranchis » d’Isabelle Giordano et les « Carnets de campagne » de Philippe Bertrand, deux programmes phares de la radio.
« A votre écoute coûte que coûte »…
Une semaine auparavant, le générique avait été diffusé, sans aucun discours d’accompagnement : « A votre écoute coûte que coûte. A votre écoute coûte que coûte… Anima sana in corpore sano. Un esprit sain dans un corps sain. Le corps c’est lui, l’esprit c’est elle…Docteur Philippe et Margarete de Beaulieu. ». Le générique à deux voix était accompagné par le « Concerto alla rustica » de Vivaldi.
Le programme, d’une durée moyenne de sept minutes, diffusé entre janvier et juin 2012, se présente comme une émission de libre antenne sur la santé. Margarete de Beaulieu, psychothérapeute, et son mari Philippe de Beaulieu, médecin, conseillent les auditeurs qui les appellent. Lors de la première, le 16 janvier 2012, Julien, auditeur victime d’une entorse, se plaint du temps d’attente aux urgences hospitalières. Selon lui, il faut être au chômage pour avoir le temps de se faire soigner. Le couple de spécialistes acquiesce à ses propos. Au fil des mois, ils s’appliqueront à ne pas cacher leurs positions profondément racistes, homophobes, sexistes et réactionnaires.
Très rapidement les réactions affluent sur l’espace consacré à l’émission sur le site de France Inter, 337 commentaires pour cette première (« L’homme qui participait à la première émission »), 319 pour la seconde (« La femme qui voulait que son enfant soit bon en maths ») et 843 pour la troisième (« L’homme qui avait un enfant blanc »). Les commentaires expriment aussi bien la surprise, l’incompréhension, la consternation que le doute :
« Rassurez-moi! C’était bien une blague de tata et tonton Beaulieu du Vésinet, non? ».
D’autres félicitent France Inter pour cette émission très drôle :
« On a vraiment peu de raisons de rire en écoutant France Inter mais là : Bravo, Bravo à Margarete et Philippe de Beaulieu, car nous venons de passer 10 minutes à rire de bon cœur, tout y est le ton années 50 (le n° de téléphone donné à deux voix) le psy : « Mais Julien vous avez une phobie contre les médecins » ( le pauvre Julien n’a pas eu le temps de se rendre à l’hôpital). Bravo depuis les inconnus (au début je pensais qu’il s’agissait d’eux) jamais tant ri sur France Inter. A quand une émission de deux heures de Margy et Phiphi ? »
Ainsi, l’émission se trouve très rapidement plongée au cœur d’une controverse, une grande partie des auditeurs ne comprenant pas comment un tel programme a pu se retrouver sur les ondes d’une radio du service public à une heure de grande écoute. Certains, s’ils perçoivent le second degré, n’en sont pas convaincus. D’autres encore trouvent l’émission inutile, de mauvais goût, choquante, offensante.
Un auditeur anonyme écrit le 17 janvier 2012 : « Le principe reste aussi ambigu et pervers qu’hier. »
On lit aussi qu’il s’agit « d’humour pas acceptable »(2) ou bien encore « d’émission nauséabonde »(3).
… un objet médiatique singulier, inédit et polémique
« A votre écoute coûte que coûte » apparaît, dès lors, comme un objet médiatique singulier, inédit et polémique : l’émission est insaisissable, aussi bien dans son concept que dans ses visées. Rien, ni sur le site de la radio ni pendant l’émission, n’informe l’auditeur qu’il s’agit en réalité d’une parodie. Pourtant, ce sont deux acteurs qui campent le couple de spécialistes : Zabou Breitman et Laurent Lafitte. Les auditeurs qui appellent sont également de faux-auditeurs, plusieurs personnalités du cinéma et du petit écran se sont prêtées au jeu(4).
Ce programme met en question le contrat de communication : quelle est donc la nature de cette émission ? Parodie, pastiche, satire ? A qui s’adresse-t-elle ? A une partie privilégiée d’auditeurs, des auditeurs idéaux capables de déceler en filigrane le vrai contrat de communication ? L’humour peut-il fonctionner sans accord préalable sur ses tenants et aboutissants, entre les locuteurs et destinataires ?
De plus elle soulève des difficultés éthiques, morales. Pour reprendre Patrick Charaudeau : « Jusqu’où peut-on aller trop loin ? »(5), y a-t-il tromperie de la part des producteurs et créateurs de l’émission ? Une tentative de manipulation de l’auditoire ? Pouvons-nous rire de la croyance de certains ? Ces interrogations entrent en résonance avec la réflexion menée par Frédéric Lambert : « Quelle égalité de chance face au croire ? »(6).
Pareil objet radiophonique nous incite également à questionner l’impact d’une telle diffusion sur la perception par les auditeurs du service public dans le contexte médiatique actuel, fragilisé par un principe d’incertitude généralisée vis-à-vis des médias et de ceux qui font les médias. Un « croire pas serein » évoqué longuement par Frédérique Lambert(7): « Nous ne pouvons plus nous installer dans un croire serein et l’autorité des images est aujourd’hui inquiétée […]. Cette publicité qui se donne comme une œuvre d’art, ce tableau qui se construit à partir d’une photographie de presse […]. Nos doutes sont sans cesse mis à l’épreuve, notre résistance au doute aussi. Plus nous savons nos images décontextualisées, empruntées, hybrides, citées et clonées, plus notre place de spectateur doit s’affirmer et notre adhésion à l’institution qui diffuse l’image se confirmer. »
Le programme se trouve donc au cœur d’une multitude de tensions profondes ; et si l’émission choque, bouscule ou fait rire, elle ne laisse pas indifférent et nous force à nous interroger sur notre rapport aux médias : Quelle confiance accordons-nous à ce qu’ils nous racontent ?
(1) François NINEY, cité par Fréderic LAMBERT p 111, op.cit, « Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance », Edition non standard, 2013
(2) Auditeur anonyme, émission n° 2, 17/01/2012
(3) Auditeur anonyme, émission n° 1, 16/01 /2012
(4) Omar Sy, Guillaume Gallienne, François Berléand, Charles Berling, Karin Viard etc.
(5) CHARAUDEAU Patrick, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication, n° 10, 19-41, 2006
(6) LAMBERT Frédérique, « Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance », Non standard, 2013
(7) LAMBERT Frédérique, Ibid, p 91