Digital stories : Crowdsourcing et nouvelles pratiques cinématographiques – Table ronde au Festival des Nouveaux Cinémas Documentaires #4
Dimanche 16 novembre 2014, les étudiants de la promotion C3M étaient présents aux ateliers Varan dans le cadre du partenariat entre Effeuillage et le Festival des Nouveaux Documentaires #4. Autour de la table ronde, qui avait pour thème le « crowdsourcing et les nouvelles pratiques cinématographiques », plusieurs réalisateurs et producteurs ont questionné la manière dont la mise en commun de savoirs et de données sur le web façonne la mémoire numérique et révolutionne le genre documentaire.
La rencontre s’est déroulée sous la houlette de Cédric Mal, directeur de la publication du Blog Documentaire, et de Nicolas Bole, rédacteur « Webdocumentaires et nouveaux médias » du même média. Intervenaient également Michaël Bourgatte, chercheur au sein du Centre Edouard Branly de l’Institut Catholique de Paris, spécialiste de la relation entre cinéma et numérique, ainsi que trois producteurs et réalisateurs qui ont exposé leurs points de vue à travers leurs projets.
INLIMBO : la mémoire numérique, nouvelle cathédrale ou nouveau cimetière ? (projet d’Antoine Vivani)
INLIMBO est un projet transmédia dont la sortie est prévue pour janvier 2015. Il est décrit par Antoine Viviani comme une « expérience sensorielle qui permet d’explorer la mémoire numérique ». L’internaute doit d’abord se connecter à tous ses comptes (Gmail, Facebook…), avant de lancer le long-métrage, composé de vidéos d’anonymes issues notamment de Youtube et de Google Glass, ainsi que d’interviews de grands acteurs du numérique. Peu à peu, les traces personnelles vont venir se mêler aux images et aux sons du film. Alors que l’on est dans une logique du « tout numérisé », il s’agit pour le réalisateur d’explorer ce monde que l’on est en train de créer, de savoir jusqu’où l’on est capable d’aller.
The Uprising : le crowdsourcing comme langage à part entière (projet de Peter Snowdon)
Peter Snowdon a présenté son projet The Uprising, documentaire de 80 minutes composé de vidéos Youtube filmées par les acteurs des révolutions arabes. Aucune voix off, aucune contextualisation n’accompagne ces images, et le pari du film est que cette « matière » vidéo soit suffisante pour raconter une histoire. Pour Peter Snowdon, ces vidéos ne sont pas des souvenirs personnels mais les actes de construction d’une mémoire collective.
Do not Track : où vont nos données ? (projet d’Alexandre Brachet)
Alexandre Brachet a déjà bousculé le webdocumentaire en produisant à travers sa société Upian Prison Valley et Alma, une enfant de la violence. Il dirige désormais un nouveau projet, prévu pour le début de l’année 2015, qui entend enquêter sur la pratique du tracking en utilisant les mêmes armes que les « trackeurs ». L’ambition du producteur est de faire prendre conscience que « toutes nos actions sur Internet sont mémorisées, gardées, peut-être analysées, alors que nous n’avons pas donné d’autorisation ».
Le débat s’est axé autour de deux grandes thématiques, forcément intriquées : d’une part les enjeux liés à la masse d’informations disponible sur le web, nourrie par chacun d’entre nous, et son éventuel traitement. D’autre part les conséquences de l’accès à ces informations sur le documentaire, notamment sur la notion d’auteur et sur les modèles de production.
Les enjeux éthiques du big data
Les trois projets présentés ont pour point commun de produire une oeuvre signifiante à partir de traces individuelles. C’est l’idée que développe le chercheur Michaël Bourgatte quand il parle de l’avènement d’un Internet 3.0, un web des objets connectés, qui nous fait entrer dans une logique de co-construction.
On peut cependant se poser la question d’une perte de contrôle, à un niveau individuel, des informations que l’on partage et de leur utilisation. Michaël Bourgatte se montre rassurant sur ce point : « On sait ce qu’on fait avec le numérique, on maîtrise notre image du numérique ». Un avis partiellement contredit par Antoine Viviani : « que devient cette mémoire collective que l’on produit ? »
Chacun est-il condamné à nourrir, à son niveau microscopique, une immense machine incarnée par les objets connectés et qui nous dépasse ?
La nécessité d’une politique publique
Le montant astronomique d’informations que nous délivrons doit être traité par des algorithmes : faut-il que soient mises en place des politiques publiques d’analyse pour encadrer ce traitement de données ? C’est l’avis d’Alexandre Brachet, qui déplore que la mémoire collective ne soit utilisée aujourd’hui qu’à des fins économiques et commerciales : « ce monde fantasmé, religieux, sacré dont on parle, c’est pour moi simplement l’apogée du capitalisme ».
La question des droits d’auteur
A mesure que les projets sont présentés, la question des droits d’auteur et de la propriété des vidéos survient rapidement : peut-on vraiment se « servir » dans la base de données infinie que représente un site comme Youtube sans contrepartie pour les auteurs ? Antoine Viviani précise qu’il a d’abord choisi les vidéos qui l’intéressaient avant de demander l’accord des personnes qui les ont mises en ligne.
Peter Snowdon a également tenté de joindre les quelques 100 contributeurs anonymes de son film, et les rares réponses qu’il a récoltées étaient à l’unisson : « évidemment, pourquoi poser la question ? » Le réalisateur explique par exemple que les Syriens qui postent ces vidéos le font dans une démarche de propriété commune.
Quel modèle économique de production ?
Alexandre Brachet rappelle que l’oeuvre de webdocumentaire, même basée sur du crowdsourcing, est gérée par des contrats économiques. « Aujourd’hui on traîne des modes contractuels très différents entre les États-Unis et l’Europe, mais aussi très obsolètes. » L’auteur reste ainsi propriétaire, il est identifié par la SCAM (Société Civile des Auteurs Multimédia), et les producteurs gardent les droits économiques d’une oeuvre selon les clauses du contrat.
On se situe encore dans le cadre légal de l’ère audiovisuelle et non de l’ère interactive. Alexandre Brachet relève d’ailleurs que les oeuvres documentaires ne sont accessibles sur le web que pendant 7 à 30 jours, alors mêmes qu’elles sont en grande partie financées par de l’argent public. Peter Snowdon conforte cette idée en mettant en cause un système de financement qu’il considère ne plus être adapté aux nouvelles formes cinématographiques.
A travers l’exemple de projets ambitieux et innovants, les intervenants ont mis en rapport des pratiques quotidiennes d’utilisation du web, les nouvelles formes cinématographiques que permettent le partage de données et les grands enjeux éthiques liés l’utilisation de ces données. Lucides, réalistes, mais jamais alarmistes, ils incitent à s’approprier ces possibilités nouvelles d’expression et illustrent parfaitement ce qu’a rappelé Alexandre Brachet à la fin de la rencontre : « le futur du numérique, après tout, est entre nos mains ».