« Le 20h, c’est mort non ? », telle était la question que me posa courant septembre un journaliste de Libération pour un dossier sur le sujet. L’éviction violente ou au moins maladroite de la douce Claire Chazal, comme si les stars du petit écran ne pouvaient quitter le Capitole médiatique que pour la Roche Tarpéienne du limogeage sans ménagement, avait remis la question sur le tapis et agité le landerneau de l’ouest parisien comme les téléspectateurs lambda. Je rappelais donc à ce jeune homme, après m’être enquis de son âge, qu’il y avait malgré tout encore (beaucoup) de gens devant le poste à 20H et que la grand-messe cathodique n’était pas encore dite, en tout cas pas pour tout le monde, malgré la sortie de scène de telle ou telle figure qu’on croyait installée pour toujours. Les journalistes en général – et ceux qui parlent des médias tout aussi bien – aiment ce qui fait rupture et chérissent les discontinuités, préférant annoncer la fin de quelque chose (celle de la télévision par exemple) ou le début d’une autre (le digital révolutionne tout… depuis 20 ans) que de penser les évolutions et les transformations médiatiques en cours. A contrario, le sémioticien des médias demande moins à constater telle ou telle solution de continuité qu’à prêter attention à ce qui demeure en se transformant, à s’interroger sur les phénomènes de mutation, qui mêlent perduration et rupture, dont la télévision est particulièrement le siège, tant elle favorise le mélange des genres et les effets de contamination formelle.
Il faut d’abord souligner que le 20H, forme effectivement canonique et ancienne de l’information à la télévision, ne s’est pas contenté de vieillir sur place. Bien au contraire, il s’est beaucoup renouvelé de l’intérieur, tant sur France 2 que sur TF1. Les rédactions, engagées dans une compétition d’audience de longue haleine, ont travaillé dans ce sens, par-delà la continuité des « incarnations » (terme consacré dans le métier pour désigner ceux qui donnent une figure au journal et qui conserve en l’espèce un sens presque sacré). Si TF1 a parié avec succès depuis longtemps et jusqu’à peu sur la continuité de ses présentateurs (Patrick et Claire donc) et que le service public a fini par en convenir lui aussi (David), le rythme, l’écriture des sujets, l’organisation thématique, les plateaux, la manière de convoquer différentes voix au cours de l’édition, tous les ingrédients du dispositif ont évolué au cours du temps. Le 20H a pris de l’âge certes mais il a beaucoup changé aussi, non par des ruptures brutales mais par des évolutions continues, qui n’ont pas forcément enrayé une érosion lente mais qui l’ont sans doute ralentie.
Le format s’est aussi réinventé et donc d’une certaine façon perpétué chez les principaux concurrents et challengers : le 1945 de M6 en jouant sur un effet de contraction de la durée, sur la pédagogie et sur un présentateur debout, le Grand Journal de Canal + comme le Petit Journal ou les Guignols de l’Info en n’ayant de cesse que de le pasticher et de le détourner dans un hommage paradoxal à sa puissance, le 28’ d’Arte en usant de l’expertise et du décalage et C dans l’air de France 5 en tentant de le renouveler par la convivialité et le débat. Ces émissions sont autant de propositions alternatives, qui, elles aussi, prétendent dire quelque chose du monde en fin de journée en reprenant certains éléments formels du « JT » et en rompant avec d’autres. Le rôle central d’un animateur, la variété des sujets comme leur hiérarchisation, l’alternance entre plateau et reportages, restent des fondamentaux qui perdurent dans le temps, même si on note l’inflation du commentaire et de l’analyse, en regard de l’information brute, désormais accessible en permanence. De fait, si le 20H disparaît un jour, il laissera bien derrière lui des rejetons télévisuels construits à partir de lui ou contre lui.
Enfin, la montée en puissance des chaînes d’information en continu est souvent présentée à juste titre comme une explication à la désaffection relative du 20h, comme l’est aussi l’accès permanent à l’information via le digital et le mobile. Si le service public se préoccupe aujourd’hui d’une chaîne de ce type, c’est bien parce qu’il sent qu’il devient de plus en plus dominant et que France Télévisions ne peut en faire l’économie. Mais on oublie trop souvent de remarquer que ces chaînes elles-mêmes empruntent largement au journal télévisé. I-télé, LCI, BFM, France 24, Euronews, qui fonctionnent un peu dans leur forme comme un JT permanent, obligent à se poser la question de savoir si le 20H ne serait pas plutôt victime de son succès qu’en déshérence. Car au fond que se passe-t-il ici si ce n’est la mise en place d’une sorte de 20h qui durerait 20 heures. Même plateau, même façon de structurer l’information, de constituer un centre organisateur de ce qui fait événement, de donner la parole aux experts, aux politiques, aux journalistes sur le terrain. Ce ne serait donc pas à une disparition du 20H à laquelle on assisterait mais bien plutôt une forme d’extension de son domaine.
Il s’agit donc moins de la fin du 20H que de la fin (anticipable à moyen terme) d’une certaine façon de regarder la télévision, dont le 20H est/était le prototype : un rendez-vous fixe, comme le nom de ce format l’indique, auquel chaque spectateur est convoqué, fondé sur la récurrence et la fidélité. C’est la dimension de programmation de la chaîne et non tel ou tel format qui s’effrite, les 20H, ou ce qui en tient lieu sur les autres chaînes, restant des carrefours d’audience importants. Il est donc vraisemblable que le 20H perdure dans le temps comme une pièce importante d’un ensemble informationnel plus vaste, étendu à l’échelle de la journée dans son ensemble et formé de séquences plus ou moins à distance des « news », mais qu’il perde peu à peu son statut de porte-drapeau, de vaisseau amiral pour une chaîne donnée, cette évolution étant moins due à l’usure du format lui-même qu’à l’évolution dans la manière même de consommer les médias et la télévision.
Il est donc important de distinguer et d’articuler deux questions. D’une part, la question interne de l’usure des contenus, qui est bien une question clé du marketing des médias : quand est-ce qu’un programme est usé, comment peut-on le renouveler, face à l’éventuelle lassitude qu’il suscite, quand l’est-il trop au point qu’il faut savoir y renoncer ? Ces questions sont au cœur de l’évaluation de l’offre télévisuelle, du succès qu’elle remporte ou non, de l’image des chaînes ou des programmes. D’autre part, la question externe des usages, à la fois technologique, sociologique et générationnelle : comment les publics s’emparent-ils des dispositifs médiatiques, les fléchissent-ils à leur façon de faire ? Comment d’autres manières de consommer l’information émergent-elles peu à peu ? Face à l’érosion de l’audience évoquée, c’est à la croisée de ces deux questionnements que se situe le 20H aujourd’hui : à quelles conditions peut-on continuer à en raviver l’intérêt, à l’empêcher de s’user, à le renouveler en continuant à innover ? Et à quelles conditions peut-on proposer un dispositif informationnel plus large en anticipant les pratiques émergentes des téléspectateurs ? Qu’on songe par exemple à l’incroyable aggiornamento de la série télévisuelle qui a en partie rompu avec la notion de feuilleton, de rendez-vous quotidien ou hebdomadaire pour mieux s’affirmer comme un genre moderne en phase avec les nouveaux modes de consommation délinéarisés.