La télévision est-elle une app comme une autre ?
Le terme de « TV connectée » a aujourd’hui définitivement perdu de son aura, après avoir phagocyté les discours des années 2000 concernant le futur de la télévision : il a rejoint la longue liste des wording stars, qui, après avoir fait tourner les têtes de tous les commentateurs des médias, est passée d’opaque (« dans le fond on ne sait pas bien ce que c’est ») à suspect («ça cache quelque chose de pas très clair »), puis ridiculisé (« naviguer sur Internet avec sa télécommande ça ne marchera jamais ! »), pour définitivement tomber dans le ringard – la fin la plus douloureuse et la plus redoutée du wording marketing. En effet, le simple fait d’évoquer le terme de « TV connectée » est aujourd’hui le moyen le plus rapide pour rejoindre la triste liste de ceux qui continuent d’utiliser les termes web 2.0, stratégie 360°, transmédia, etc.
Pourtant ce qu’on a pris à l’époque pour un simple « téléviseur branché sur Internet » est en train de redevenir, à la faveur d’un retournement que nous allons expliciter, la nouvelle préoccupation stratégique de l’ensemble des acteurs industriels des médias (constructeurs de téléviseurs, fournisseurs d’accès, éditeurs et producteurs de contenus, et utilisateurs), rebaptisée : l’appification de la télévision.
L’appification (ou applification dans son emploi francisé) est un mot construit à partir de l’abréviation « app » pour application, promue originellement par les discours d’Apple et l’ensemble de leur gamme de services mobiles (via notamment son fameux App store). Le succès du mot « app » pour désigner une application a connu ces dernières années une telle dissémination dans l’espace social, qu’il a très vite été récupéré par les commentateurs pour désigner un artefact de la modernité : l’appification de nos vies, des rencontres, de notre santé, etc. La démocratisation des smartphones et de leurs apps aurait transformé en quelques années nos rapports à la santé (les apps de quantified self), à la rencontre géolocalisée (Tinder), aux échanges (Snapchat, Kik, etc.), aux transports (Uber). Tous les yeux sont désormais rivés vers les apps : les grands groupes veulent racheter des apps, les start-up veulent inventer l’app du futur, tout le monde veut son app. L’avenir de l’innovation, des médias, des marques, des usages, passe désormais par les apps.
Ce n’est donc qu’aujourd’hui que les acteurs de la télévision semblent prendre conscience de ce qui se cachait derrière la « Tv Connectée » ; qu’ils voient enfin ce qu’ils ne pouvaient pas voir tant que l’appification massive n’avait pas encore eu lieu : une télé connectée, c’est donc un smartphone géant de la taille d’un téléviseur en plein cœur du salon des foyers du monde entier. Autrement dit le cheval de Troie pour introduire les apps au cœur des usages télévisuels les plus traditionnels. La baseline de la fameuse publicité d’Apple aurait pris une dimension prophétique : « Il y a une application pour ça », « Il y a une application pour à peu près tout- Apple ». La télévision – ses contenus, ses chaînes, ses marques, son usage – est devenue une app comme une autre.
Tout est parti de Netflix : une application de SVOD qui permet de regarder à la demande des films ou des séries du monde entier – le grand méchant loup qui fait peur à tous les acteurs de la télévision qui sont nés et ont prospéré avant l’ère digitale. Pour ces acteurs, qu’un utilisateur installe l’application de TF1, de France Télévision, d’ARTE, ou de Canal+ sur son smartphone cela va de soi et c’est même plutôt souhaitable : l’utilisateur transpose et transporte ainsi au cœur de son outil le plus intime et le plus quotidien l’univers des chaînes de télévision qu’il possède à la maison. Mais qu’un acteur comme Netflix, qui est né dans un autre pays, avec d’autres lois, avec d’autres contenus, puisse avoir autant de place et s’immiscer comme un passager clandestin parmi eux au sein des smartphones, alors là non ! On voit là comment l’appification de la télé est à la fois une opportunité mais est aussi vécue comme une sérieuse menace par les chaînes de télévision, notamment françaises, qui ont vécu très longtemps, comparativement aux Américains notamment, dans un système très fermé et exclusivement national : tout le monde ne peut pas faire de la télévision mais tout le monde peut faire une app. Que des acteurs comme Netflix fassent une application pour téléphone mobile, passe encore, mais qu’il puisse faire une application sur le téléviseur du salon, c’est là que la « révolution de la Tv connectée » prend tout son sens.
En pratique, c’est fait, l’appification de la TV est opérationnelle : pendant des années, le téléspectateur français allumait son « poste » avec sa télécommande et tombait sur la première chaîne TF1. Désormais il tombe sur un menu de smartphone et navigue d’app en app : la fonction « TV » est une application parmi d’autres (Replay, jeux, Vod, etc.) dans l’écran d’accueil des box des FAI. Le champ sémantique utilisé dans ces nouvelles interfaces est le signe manifeste du changement paradigmatique qui a été opéré : depuis qu’il faut valider et appuyer sur OK pour accéder à l’offre de télévision, l’usage télévisuel est passé de l’imaginaire des ondes (la chaîne) à celui de l’informatique (l’appli). Au-delà des FAI, il y a l’Apple TV : pour moins de 100 euros, on peut regarder la TV via les applis développées dans le monde entier de l’Apple Store. Il y a en vente sur Internet, mais aussi dans des boutiques spécialisées, des TV BOX Androïd pour 50 Euros : on branche le boîtier sur son téléviseur et on se retrouve sur un smartphone Androïd sur son téléviseur, avec la puissance de Google store en prime. Samsung intègre un menu d’application sur sa gamme de téléviseurs. Free vient de sortir la nouvelle génération de sa Freebox qui intègre les applications et leur téléchargement. Orange dans son offre Open Play possède un Application shop. La liste est longue. Et parmi toutes les applications à télécharger, il y a donc Netflix, mais aussi la NBA, Youtube, Vevo, etc. Sans compter les applications illégales qui permettent de streamer gratuitement les films et les séries (Pop Corn, Bittorrent, DPStream etc.), et même les chaînes payantes premium du monde entier (Canal, BeIn, HBO, Etc.).
Pour l’utilisateur, une aubaine formidable. Pour les chaînes de télévision, un cauchemar. Soudain une chaîne de télévision, avec son histoire, ses contenus, son plan de service, son habillage, ses incarnations, est réduite à un simple logo de quelques pixels, sans aucune possibilité de se différencier de ses concurrents… Dans ces nouveaux boîtiers, disparu l’effet d’aubaine lié au zapping d’une chaîne à l’autre, désormais le téléspectateur n’installe que les chaînes qu’il veut. On ne zappe plus, on clique. On n’allume pas son téléviseur, on installe une app. On désinstalle une chaîne de télévision de son téléviseur en un clic. Cette perte de pouvoir et de hiérarchisation des chaînes entre elles s’accompagne aussi de la perte de la force de programmation. Pourquoi regarder le match de football sur l’application MyTF1 plutôt que sur une application de streaming dédiée aux sports ? Pourquoi regarder la NBA sur BeIn plutôt que sur l’application NBA ? Pour certains acteurs qui revendent leurs contenus aux chaînes de TV, se passer des intermédiaires, et vendre leurs contenus directement par des applications dédiées bien plus complètes et performantes qu’une application de chaîne généraliste, est une opportunité de croissance et de visibilité inouïe. Canal + vient de perdre les droits de retransmission de Premier League anglaise : il suffit d’installer l’application Premier League pour y accéder désormais. Les grands vainqueurs de cette nouvelle donne sont évidemment ceux par qui transitent l’argent, les données de compte bancaires, les abonnements et leurs renouvellements : les plateformes Apple et Google. L’appification de la TV n’entraîne pas uniquement un bouleversement des usages : elle impose aux chaînes de télévision une délégation et des transferts de pouvoirs et de savoir-faire technologiques aux géants de la Silicon Valley.
Si la télévision ne veut pas devenir une app comme une autre, noyée entre celle de Candy Crush et du Bon Coin, il faut qu’elle réaffirme ses spécificités : sa capacité à fédérer dans les foyers, et dans les grands moments cérémoniels, à scander et accompagner le quotidien, incarner un point de vue sur le monde, assumer sa fonction prescriptrice de nouveaux formats et de découverte. Elle doit aussi gagner la guerre de l’expérience utilisateur en offrant des interfaces et des apps les plus attractives, en misant massivement sur l’innovation exploratoire. Elle doit entrer dans la guerre des marques-médias avec les mêmes moyens armés que ces nouveaux maîtres des architextes[1] .
[1] JEANNERET, Yves, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Editions Non Standard, 2014, 765prime time