Il existe une notion clé du marketing des médias et du télévisuel, une question qui préoccupe aussi bien le patron de chaîne, le producteur, le rédacteur en chef ou l’animateur, c’est la question de l’usure, ce mal sourd qui gagne sans qu’on s’en rende compte une émission, un genre, une chaîne, une incarnation ou un thème. Au-delà de l’universel passage du temps, comment l’usure médiatique s’observe-t-elle, comment se mesure-t-elle, comment peut-on s’en prémunir? En cette période où le modèle télévisuel lui-même se confronte à un changement de paradigme, où les grands groupes français de télévision sont lancés dans des stratégies de renouvellement liées à leurs nouveaux dirigeants (France Télévisions, TF1, Canal +), la question de l’usure est au cœur des préoccupations. Si l’on met volontiers l’accent sur le ballet des incarnations qui alimente le buzz, la question va bien au-delà du mercato saisonnier qui donne à voir les talents qui montent en puissance, les valeurs sûres et, suprême horreur, ceux qui se trouvent – forcément abusivement et pour cause de jeunisme indélicat – privés d’antenne. Cette question prend des formes très concrètes : faut-il ou non arrêter une émission qui serait usée ? Comment peut-on renouveler un genre qui a fait florès, mais qui a moins le vent en poupe dorénavant? Une écriture télévisuelle naguère parée des attributs de la modernité est-elle passée de mode ?
Ce que l’usure n’est pas
Il faut distinguer l’usure de l’échec immédiat. Là où l’accident industriel signe l’incapacité d’un nouveau programme (un jeu, une série, un talk, un format de real-tv, un magazine) à s’installer, l’usure est au contraire un processus de faible intensité, qui s’inscrit dans la durée et qui concerne une offre télévisuelle qui avait trouvé ses marques et l’assentiment du public et qui les perd peu à peu. L’usure ne répond pas au modèle « ça marche / ça ne marche pas » mais doit répondre à une question au fond plus complexe : est-ce que cela marche encore ou pourquoi cela ne marche-t-il plus ? Le dilemme du diffuseur n’est pas le même dans les deux cas de figure : au lancement d’un programme, il faut être capable de savoir jusqu’à quel point il faut faire preuve de persévérance pour déterminer s’il va trouver son public ; face à un programme bien installé, il faut déterminer ce qui cause l’usure et ce qui peut y remédier.
Jusqu’ici tout va bien, émission de Sophia Aram lancée à la rentrée 2013 et déprogrammée en décembre 2013, qualifiée « d’accident industriel »
Chez le public, l’usure se traduit dans une certaine forme de lassitude, qu’il faut savoir distinguer des enjeux d’image. Un programme patrimonial du service public conservera une image extrêmement positive aux yeux des téléspectateurs tout en suscitant chez eux un sentiment d’usure dans l’expérience que l’émission apporte. L’attachement nostalgique à des programmes anciens peut parfaitement aller de pair avec une perte d’intensité dans la pratique. La distinction image/expérience est essentielle, car elle permet justement d’articuler la capacité à capitaliser sur des marques-programmes fortes tout en ayant à l’esprit l’impérieuse nécessité du renouvellement. L’usure est comme l’envers dysphorique de la tendance : à l’appétence pour le nouveau s’oppose ce qui apparaît marqué par la routine et bientôt l’ennui, mais cette polarité doit être maniée avec précaution. En télévision, média d’habitude, le fait de durer est aussi éminemment positif.
Quand sait-on que l’on est dans l’usure ?
Il existe deux grandes manifestations de l’usure : la dimension chiffrée, i.e. la baisse des audiences d’une part, la perception du public qui peut s’exprimer par un sentiment de lassitude ou la perception d’un vieillissement de l’émission d’autre part. Une baisse de l’audience ne traduit cependant pas nécessairement l’usure, car d’autres facteurs de contexte sont à prendre en compte et un discours de lassitude ne se traduit pas nécessairement en baisse d’audience immédiate même s’il permet souvent de l’anticiper. C’est pour cela que le suivi qualitatif des contenus est essentiel, car il permet de lutter contre l’usure efficacement en mettant en évidence des signaux plus faibles. Il faut s’appuyer sur le qualitatif tôt, quand tout va bien, pour pouvoir sentir à quel moment et de quel programme le public commence à se lasser. Quand on commence à mesurer l’usure en audience, il est quelquefois déjà un peu tard pour la contrer. Il y a nécessité de surveiller, connaître, écouter ses publics pour détecter ces signaux, précieux comme le nuage qui annonce à l’horizon la tempête.
Il nous faut également distinguer l’usure du vieillissement du public. Chaque âge a ses plaisirs et l’usure ne dépend pas directement de la structure d’âge de l’audience. Autrement dit, un programme n’est pas nécessairement usé parce qu’il séduit d’abord des « seniors » et l’usure peut s’installer aussi bien au sein d’un programme tourné vers les jeunes publics. Un programme peut « vieillir » et devenir ringard indépendamment de l’âge de celui qui le regarde. Néanmoins on peut émettre l’hypothèse selon laquelle la sensibilité à l’usure diminue avec l’âge car les seniors tendent à donner plus de poids à l’habitude et à la routine.
Enfin on distinguera la question de l’usure de celle de la durée de vie d’un programme. Ce phénomène a une forte dimension psychosociale et donc relative. Il existe des programmes présents à l’antenne depuis des années et faiblement usés et d’autres plus récents mais qui paraîtront « vieux ». Le contexte, l’air du temps, la nature des concepts d’émissions font que ce rapport au temps, cette durée de vie des produits télévisuels, ne répondent à aucune arithmétique. De fait l’usure n’est pas un phénomène linéaire et mécanique qui frapperait de la même façon tous les programmes, mais un processus plus ou moins lent avec des effets de seuils marqués que tout programmateur connaît. Une des difficultés majeures des patrons de chaîne et des directeurs d’unités de programmes, c’est d’ailleurs de trouver l’équilibre entre la récurrence qui peut être liée à un succès, la stabilité, « une valeur sûre » et l’habitude, la routine et la lassitude. L’usure, comme la tendance, sont des pièces à deux faces et les programmes qui surfent le plus sur une tendance sont aussi ceux qui risquent de s’user le plus vite. Des formats comme le JT s’usent, mais à un rythme très lent, lié aux évolutions des pratiques télévisuelles, grâce au travail des équipes journalistiques qui ne cessent de les faire évoluer au sein d’un schéma invariant.
Les chaînes s’usent aussi quand elles cumulent trop longtemps des formats et des programmes usés et elles doivent donner au public des signes de renouvellement et d’innovation réguliers sans pour autant fragiliser les régularités et les habitudes qui font le socle de son audience. En télévision, il faut sans doute moins bousculer qu’adapter et les évolutions se font par hybridation, par petites touches, par tentatives, comme on le voit par exemple dans l’histoire du Petit Journal de Canal+, d’abord simple chronique, qui a fini par remplacer le format qui l’a vu naître (Le Grand Journal).
D’où vient l’usure ?
L’usure a à n’en pas douter des facteurs internes. Les équipes s’usent dans la répétition d’un format, quotidien, hebdomadaire ou mensuel. L’inspiration, les idées, le renouvellement peuvent venir à manquer et lutter contre l’usure, en télévision comme ailleurs, c’est savoir redynamiser, quelquefois renouveler les équipes et le leadership, investir dans la formation et la créativité. Mais en télévision cette usure interne se voit, se ressent, et il est frappant de noter à quel point les téléspectateurs y sont sensibles et la perçoivent à travers l’écran. Un animateur sera perçu comme usé, car il donnera l’impression d’être lui-même dans un manque de présence, dans une forme de routine. Le public qui adhère à un moment à un dispositif, à une personnalité, finit par en percevoir les ficelles et les tics. La lassitude naît souvent du sentiment de perte de spontanéité et d’authenticité, qui réduit l‘adhésion du public. Une animatrice qui refaisait les maisons à neuf à grand coup de marouflage dans la bonne humeur, peut finir pas être perçue comme répétant une recette, comme s’enfermant dans la caricature de son propre personnage. Ce manque de renouvellement interne, cette stagnation, cette ringardisation progressive passent aussi par les candidats. La téléréalité s’est usée, lentement au demeurant, car les candidats eux-mêmes se sont en partie professionnalisés, parce que l’effet d’authenticité initial s’est perdu au fur et à mesure des saisons et des concurrents toujours plus « rodés » à l’exercice. Les candidats du Loft ou de L’Amour est dans le pré connaissent le mécanisme de l’émission et semble être dans une démarche plus désenchantée, plus opportuniste et moins spontanée. L’usure des acteurs eux-mêmes, qui se désengagent de leur programme, rend centrale la question des incarnations, et souvent la première idée qui vient pour renouveler une émission, quelquefois à tort, c’est d’en changer le présentateur. A l’inverse, ce qui séduit dans un Cyril Hanouna, qui s’usera sans doute un jour, c’est son énergie, sa spontanéité, le sentiment qu’il donne au téléspectateur d’avoir envie d’être là.
L’usure est aussi externe. L’usure peut naître d’une innovation concurrente : un concept d’émission est perçu comme usé quand des propositions nouvelles plus adaptées, plus innovantes le rendent obsolète. Il est donc essentiel de bien connaître la concurrence, d’observer comment les codes de l’écriture télévisuelle évoluent, comment les formats s’hybrident, se transforment et quels sont les nouveaux thèmes qui apparaissent. Le planning stratégique, le benchmark sont des outils trop peu employés dans l’univers des médias, qui donnent l’impression, comme dans l’information par exemple, de reposer sur des manières de faire et de savoir-faire immuable, alors qu’au contraire les choses bougent et que les formes, qu’on a tendance à naturaliser, changent.
Nous retrouvons ici majoré le dilemme entre continuité et renouvellement. Car en télévision il y a aussi prime à la longévité : la durée peut être valorisée notamment dans les relations affectives qu’elle suscite. Dans le cadre d’une télévision relationnelle, la récurrence, la fidélité à un programme et surtout à une incarnation peut être perçue positivement et le jeunisme n’est pas toujours la bonne solution pas plus que le maintien ad vitam aeternam des vieilles gloires du PAF. Reste à savoir si la télévision relationnelle ne s’est elle-même pas usée ? De même la force des séries réside bien dans la continuité du lien créé avec des personnages qui vous accompagnent pour des dizaines d’heures et plusieurs années de programmation. La durée en soi est donc est un ressort de l’attachement télévisuel, durée qu’il faut savoir animer et vivifier de l’intérieur, dans l’écriture, le style, les thèmes, le ton et les codes visuels.
Il est enfin important de distinguer les niveaux d’usure. De la chronique à la chaîne, en passant par le format ou le genre, tout peut s’user en télévision, comme d’ailleurs tout peut renaître et il faut savoir être attentif à chacun de ces niveaux simultanément. A un moment où on avait le sentiment d’avoir épuisé les ressorts du talent show en télé, The Voice a démontré qu’avec quelques idées fortes on pouvait continuer à surfer sur cette vague avec succès. Renouveler un format est d’ailleurs presque aussi difficile qu’en créer un.
Comment remédier à l’usure ?
Remédier à l’usure c’est d’abord être capable de la mesurer, on l’a dit, de l’évaluer en prêtant suffisamment attention avant qu’elle ne s’installe. Les outils qualitatifs, on l’a vu, sont de bons instruments par leur valeur anticipatoire. Les équipes de production doivent être capables, presque en continu, d’accoucher du programme, mais aussi de penser son devenir afin de pouvoir mettre en place des logiques de perduration. On évite l’usure par des évolutions internes, une adaptation, des évolutions constantes. Connaître les attentes de son public est donc un enjeu clé : perception de signaux faibles, mesures qualitatives, identification de nouveaux besoins. Ces attentes sont en évolution, influencées par les transformations culturelles et sociales et par celles des formes et des contenus proposés ailleurs. Il faut donc installer une culture de l’innovation permanente, sans pour autant privilégier obligatoirement une stratégie de rupture, souvent coûteuse et fatigante, ce qui explique notamment la recherche de la récurrence et de la stabilité chez les marques médias télévisuelles. Les grandes ruptures paradigmatiques et formelles sont rares et inscrites sur des cycles longs. La télé-réalité a changé la télévision ces vingt dernières années, l’écriture des séries modernes aussi, en offrant de nouveaux patrons formels, déclinés de mille façons. Mais les logiques de perduration sont importantes et les marques-programmes, à condition de savoir renouveler les contenus, sont des machines à échapper au temps. Face à l’usure consubstantielle, la marque-programme, conçue pour durer, sera mise en place pour conserver un capital symbolique par-delà le temps, au-delà de l’usure des contenus. Ainsi une émission peut continuer à exister au-delà de son animateur initial, de sa case habituelle de diffusion, de sa durée, de sa scénographie, voire peut renaître longtemps après avoir disparu, comme le montre la vague des formats nostalgiques qui font leur retour.
La notion de cycle
Reste donc la grande question. Où place-t-on l’effet de seuil dans le processus continu qu’est l’usure des offres télévisuelles ? Jusqu’où peut-on les laisser s’user avant de les remplacer ? A quel moment le cycle d’usure arrive-t-il à son terme ? Autrement dit, quand décider de sa fin ? Comment passe-t-on de l’habitude à la lassitude ? Et concrètement, quand choisit-on de remplacer une émission à l’antenne ? C’est le défi stratégique face à l’usure médiatique : comment trouver le bon équilibre entre la récurrence (confort, dimension affective, stabilité, mais qui risque de lasser) et l’innovation permanente (coûteuse en termes de temps et d’argent, mais qui permet de mettre à distance l’usure. Où se situer dans ce schéma général d’évolution qui s’applique si bien aux produits télévisuels ?
C’est tout l’art de la programmation, mais aussi du management dans l’univers des médias. Il faut avoir pleinement conscience de l’inscription de ses contenus éditoriaux dans une temporalité à plusieurs couches, être capable de réfléchir en termes d‘image et d‘expérience effective, savoir jongler entre des continuités et des signes de renouvellement, prêter attention à l’humain, car l’usure des équipes, de la marque interne, se voit terriblement à l’antenne, prendre en compte chez le téléspectateur le désir de reconnaître comme celui de découvrir et arbitrer entre différentes stratégies : continuer à programmer une émission jusqu’à ce qu’elle devienne obsolète (plutôt TF1) ou chercher à innover en permanence à partir d’une marque-programme (Canal +) ; être sensible aux effets de seuil et enfin tenir bon sur la cohérence et l’authenticité d’un concept comme garant d’une meilleure résistance à l’usure.