Alexis Brocas est journaliste, écrivain et critique au Magazine Littéraire et donne également des cours d’écriture journalistique à Paris-Sorbonne. Grâce à ces différentes activités, il était pour Effeuillage l’interlocuteur idoine pour revenir sur les mutations du papier en analysant les modèles existants et les bouleversements actuels, le rapport au temps et à l’objet.
Les Effeuilleurs : Alexis Brocas, vous êtes journaliste de presse écrite, critique littéraire, mais aussi écrivain. N’avez-vous pas le sentiment d’être, à notre époque, une espèce en voie de disparition ?
Alexis Brocas : Oui et non. Comme journaliste de presse écrite en effet… Je me rends bien compte que la presse, aujourd’hui, subit la concurrence du Net, que les quotidiens sont concurrencés par leurs propres sites internet, que le journal Libération n’est plus qu’une feuille par rapport au Libé que je pouvais lire dans ma jeunesse. Je me rends compte aussi que d’importants chroniqueurs et journalistes sont partis pour créer des blogs ou contribuer à d’autres sites, donc oui bien sûr, je suis extrêmement effrayé pour la presse écrite.
D’un autre côté, je me dis que le Magazine Littéraire a une position particulière, d’abord parce nous nous adressons à des gens qui sont quand même attachés au papier. Par ailleurs, je pense que la presse spécialisée est beaucoup moins concurrencée par internet que la presse généraliste.
Mais aussi pour plein de raisons qui relèvent des compétences techniques : lorsque vous voyez les blogs de critiques par exemple, il y en a plein qui sont très bien mais ils sont très rares à avoir une qualité professionnelle. En fait, la plupart du temps, il s’agit de l’avis de lecteurs informés, éveillés, mais ce ne sont pas des articles, ce ne sont pas des critiques. Ces blogueurs sont arrivés avec ce discours : « nous ne sommes pas corrompus, nous ne sommes pas soumis à la sociabilité littéraire qui peut exister dans un milieu comme celui-là, c’est à dire celui des journalistes, donc nous sommes incorruptibles, nous avons de vraies voix critiques, etc. ». Sauf que ces gens-là dépendent uniquement des services de presse des maisons d’édition. Ils en ont besoin pour écrire leurs textes, donc évidemment ils ne vont pas dégommer toute la production de Gallimard parce que sinon Gallimard ne va plus rien leur envoyer. Alors que nous, au Magazine, si nous dégommons tout Gallimard, ils vont nous appeler, nous dire que ce qu’on a fait est ignoble mais je suppose qu’il continuerait à nous envoyer des livres. Si Gallimard n’apparaissait plus pendant un an dans le Magazine Littéraire, ce serait très embêtant pour eux. Donc je pense que nous avons encore de longues années devant nous, même si ce ne sera pas facile.
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Les Effeuilleurs : Nous l’avons vu récemment*, les ventes de livres numériques reculent après avoir connu une forte et rapide croissance au cours des dernières années. Qu’est ce qui selon vous explique cette érosion des ventes de liseuses et d’ebooks ?
Alexis Brocas : Je ne pense pas que les livres papier soit sérieusement concurrencés par leurs éditions virtuelles. On imaginait que ce serait comme la musique et en fait non. Les librairies qui avaient acheté des rayons Kindle ont remis des livres papier à la place.
Umberto Eco a très bien théorisé ça : il explique que le livre est une invention indépassable. Comme la cuillère. On ne peut pas bouleverser technologiquement la cuillère. On peut lui rajouter des antennes, des détecteurs, etc. mais dans sa fonction « cuillère » qui consiste à porter de la nourriture à la bouche, il n’y a pas mieux technologiquement. Et le livre c’est ça.
Si on examine les avantages du livre papier par rapport au livre numérique, le livre papier n’a pas besoin d’être branché quelque part, il ne tombe jamais en panne, il peut chuter du 5ème étage et il fonctionne encore.
Il y a un autre argument que met en valeur Jonathan Franzen : lorsque vous lisez un texte sur papier, s’établit une sorte de pacte d’éternité. À sa lecture, votre inconscient fige ce texte dans le temps, vous vous dîtes que ce récit est fait pour durer, que dans cent ans quelqu’un pourra prendre le même volume et le lire à son tour. Même si ce n’est pas complètement vrai, c’est au moins une impression que l’on a et qu’on ne retrouve pas avec le livre numérique ; quand vous passez des pages qui ensuite disparaissent d’un écran, vous avez cette impression de lire quelque chose de transitoire.
Il y a aussi le bénéfice social de lire. Lorsque vous lisez un texte intéressant – et un tas de gens aiment bien montrer dans le métro qu’ils lisent Marcel Proust et pas Guillaume Musso par exemple – et bien c’est terminé avec la liseuse ! Mais inversement nous, nous pourrons lire Musso sans honte ! (rires)
Aussi je pense que ça coexistera toujours, le livre numérique est un super outil pour les bibliothèques et pour les ouvrages épuisés, à la destination d’un public marginal de chercheurs et de fans.
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Les Effeuilleurs : Est-ce que cette raréfaction du papier comme support médiatique pourrait lui conférer une valeur de qualité, de supériorité ?
Alexis Brocas : Dans le cas des revues, il est possible que nous parvenions à un monde où seules les revues de « luxe » survivent (le fameux exemple des Mooks). Notre but, lorsqu’on a changé la maquette du Magazine Littéraire il y a quelques années, était de faire un bel objet, que l’on ait envie de garder. C’est une des cartes que le papier a jouées en presse pour sa survie, c’est certain.
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Les Effeuilleurs : Les mooks (ou quand la presse écrite tend à ressembler à de beaux livres), par la richesse de leurs contenus et leurs qualités esthétiques, peuvent-ils sauver la presse papier ?
Alexis Brocas : Les mooks se lancent sur un créneau qui a été un peu oublié par la presse écrite traditionnelle : celui du très grand reportage. Autrefois, la presse écrite avait les moyens d’envoyer, par exemple, un journaliste à Valparaiso et de lui dire : « reste là-bas 6 mois et peu importe s’il se passe quelque chose ou non, ouvre tes oreilles, ouvre tes yeux et quand tu le sens : tu nous fais un papier. » Aujourd’hui, évidemment, les frais des journalistes sont très scrutés, vous ne pouvez plus faire ça. Les mooks, eux, font le pari qu’ils vont remplacer cette presse au long cours. Ce qui donne de longs articles qui demandent de longues recherches, très bien écrits, très littéraires et bien payés.
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Les Effeuilleurs : Justement, cette migration des codes du livre vers le magazine s’accompagne-t-elle d’une migration des codes du roman vers ceux du journalisme ?
Alexis Brocas : Ce qui est intéressant dans cette relation entre presse et littérature, c’est quand cette dernière a pris ce virage-là, celui du vrai, on l’on insiste bien sur le fait qu’on va vous dire la vérité.
C’est loin d’être récent. Je pense à H.S. Thompson, encore plus à Tom Wolfe dont les romans sont vraiment le fruit d’enquêtes journalistiques. Richard Price également. C’est une tendance très américaine : tout est parti de Truman Capote et de De sang-froid. La littérature a effectivement suppléé ce grand journalisme traditionnel qui n’existe plus vraiment aujourd’hui, ces longs formats qu’on a abandonnés un petit peu. Et les mooks, aujourd’hui, s’inscrivent dans cet héritage.
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Les Effeuilleurs : Quel avenir voyez-vous pour la presse quotidienne ?
Alexis Brocas : Ce que je vois, c’est le modèle du New York Times avec de l’info qui migre essentiellement sur le site internet et un système de lecture payante au bout d’un certain nombre d’articles lus. Le site du NY Times est rentable depuis qu’il a mis en place de système. C’est un cas quasiment unique qui tient autant à l’influence du journal qu’au nombre de lecteurs dans un pays de 300 millions d’habitants.
Le destin de la presse écrite est également très lié au destin des générations qui s’y sont habituées. Par exemple, en France, un quotidien comme Le Figaro est traditionnellement acheté le vendredi à cause de tous ses suppléments que l’on dépose sur la table du salon ; et bien cela aura des chances de durer tant que les gens qui ont ces habitudes dureront. En Angleterre, la presse a réussi cette équation que nous avons été incapables de résoudre en France, c’est qu’elle est relativement peu chère et incroyablement copieuse, l’édition du week-end du Guardian en est l’exemple même.
On aura toujours besoin de la presse, des rédactions, car on ne peut pas décemment vivre dans un monde où les infos sont livrées par des sites qui agrègent des contenus trouvés n’importe où sans vérification et où l’on met à la même hauteur la découverte du boson de Higgs et une explosion de prothèse mammaire chez une star de télé-réalité. Quand vous cherchez à vous informer, ce n’est pas satisfaisant. Mais peut-être que je me trompe, que les futures générations s’en fichent complètement et, qu’après tout, ces infos ont la même valeur. Mais je n’en ai quand même pas l’impression et je crois qu’il existera toujours ce besoin de hiérarchiser l’information.
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Les Effeuilleurs : L’affaire Aude Lancelin a récemment replacé au centre du débat la question de l’ingérence du pouvoir politique (par l’entremise des actionnaires) au sein des rédactions de la presse d’opinion et son corollaire, le combat constant des journalistes pour sauvegarder leur indépendance vis-à-vis du pouvoir. Est-ce que vous ne trouvez pas que d’un côté (les politiques) comme de l’autre (les journalistes), on exagère l’influence que cette presse (dont les tirages chutent) peut avoir sur l’opinion ?
Alexis Brocas : Les journalistes pensent encore qu’ils ont le pouvoir qu’ils avaient il y a 30 ans. Et les politiques pensent encore que les journalistes ont ce pouvoir. Cependant, et même s’il est moindre parce qu’ils ont moins de lecteurs qu’avant, le pouvoir de la presse écrite demeure réel.
Pour avoir travaillé à L’Est Républicain il y a quelques années, je peux vous dire que l’influence est grande pour ce qui est de la PQR sur son lectorat, tout comme la volonté d’ingérence des élus politiques locaux.
Pour ce qui est de la presse nationale c’est différent : Le Monde, Le Figaro ont une grande audience chez les cadres supérieurs, les gens diplômés pour schématiser. Dans le reste de l’opinion cette influence se produit aujourd’hui plutôt par rebond. Par exemple, les journalistes télé, pour choisir leurs sujets, lisent la presse écrite. Les conférences de rédaction de TF1 ou de France 2 se font avec Le Monde, Le Figaro, Le Parisien sur la table, dans lesquels ils cherchent des thèmes pour leurs JT. Ils ne cherchent pas leurs sujets dans la réalité mais dans ces journaux papier qui définissent ainsi, indirectement, le traitement de l’actualité.
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*Antoine Pecqueur, « L’économie du livre résiste au numérique », France Musique, 2 novembre 2016,