Le phénomène « Happy » : le clip à l’heure de la connectivité.
Avec plus de 573 millions de vues sur Youtube en ce début d’anné 2015, « Happy » s’est imposé comme un titre phare de l’univers musical depuis sa sortie en novembre 2013. Son succès, au-delà de la simple circulation, tient également à ses multiples reprises. Le clip de « Happy » constitue dès lors un cas intéressant pour tenter de comprendre le phénomène de « viralité » qui permet au clip de devenir un objet d’appropriation et de réappropriation sociales.
C’est dans le film Moi, Moche et Méchant 2, sorti en 2013 que « Happy » apparaît pour la première fois. Le titre tient une place privilégiée au sein de ce film d’animation, d’une part parce qu’il est l’un des titres phares de la bande originale de ce dernier, d’autre part parce qu’il fait l’objet d’une séquence « clipesque », similaire à un clip musical : une scène sans dialogues dans laquelle les paroles et la mélodie donnent du sens aux images1. Nous pouvons y distinguer trois éléments récurrents : la rue, la danse et la sociabilité. Le personnage principal du film, Gru, traverse la ville en travelling arrière et l’espace urbain devient un lieu d’expression dans lequel la danse permet de diffuser le message de « Happy » à tous les passants.
Par l’intermédiaire de vidéos, allant de la simple copie au pastiche en passant par le détournement, ce clip a fait l’objet de nombreuses reprises à travers le monde. Certaines proposent une reprise fidèle des codes de cette version originale quand d’autres y apportent également des éléments nouveaux, mais toutes proposent un prolongement et une réappropriation du clip de Pharrell Williams.
Deux éléments récurrents apparaissent à travers les diverses reprises : un mood « Happy » et les codes de la rue. La tonalité reste la même et s’exporte au-delà de la séquence originale, traversée par des motifs visuels reconnaissables: le sourire face caméra, les mouvements de danse effectués seuls ou à plusieurs, une joie communicative qui s’affiche sur tous les visages des figurants. La conception du bonheur qui nous est proposée est toujours diffuse et propice à la propagation entre les différents figurants des clips. La joie nous est à chaque fois montrée comme accessible à tous et pour tous, sans distinction de classe, d’âge ou autre caractère discriminant. Les autres éléments repris dans ces vidéos appartiennent aux codes de la rue : trottoirs, avenues et places publiques s’invitent également dans le décor de ces nouvelles versions. Un décor en extérieur dans lequel peut s’exprimer librement ce « mood Happy » loin du vase clos et de l’espace confiné, permettant la circulation et le partage d’une joie universelle.
C’est à travers ce cadre que nous remarquons un premier détachement par rapport à la version originale. Alors que le clip de Pharrell Williams est tourné dans un décor assez généraliste, peu distinctif et assez abstrait - à l’image des « Minions » en image de synthèse qui s’invitent parmi les autres protagonistes - une bonne partie des reprises fait de l’ancrage géographique l’élément central de la séquence, mettant l’accent sur le concret et la matérialité. À cet égard, le site werehappyfrom.com recense presque toutes les reprises faites dans un objectif de promotion touristique et qui prennent la forme d’un manifeste patrimonial 2.
Le clip a également été détourné à des fins politiques : Les Sages Femmes des Lilas interpellant les pouvoirs publics pour sauver leur maternité, les candidats aux élections municipales y recourant pour décomplexer leur image et gagner en visibilité, les jeunes Philippins pour alerter sur les débris laissés par le typhon Haiyan etc. Les citoyens vivant dans des zones non-démocratiques s’en sont également saisis pour montrer leurs conditions de vie particulièrement difficiles – la Place Maidan en est un exemple – jouant sur la comparaison et l’ironie par rapport au clip original et montrant un décor dans lequel il fait bon vivre. Mentionnons également la vidéo « Happy From Téhéran » dont les auteurs ont été condamnés, les autorités iraniennes jugeant malvenu de brandir un symbole occidental pour manifester leur happiness.
Si le clip original a connu une circulation aussi intense et des réappropriations aussi diverses, c’est parce qu’il est construit de manière à mettre à disposition des éléments permettant de faire citation.
Antoine Compagnon, historien de la littérature française, a théorisé le principe de citation comme l’œuvre de la « seconde main »3. En effet, le fait de reprendre des éléments extraits d’une première production va permettre d’exprimer, à partir d’un message initial, une nouvelle idée. Dès lors qu’il y a citation, il y a possibilité de voir le sens premier du message changer. La thèse de Compagnon offre ainsi une possible explication à la naissance de ces versions détournées, investies de valeurs nouvelles, chargées politiquement et éloignées du sens premier de la séquence originale.
De plus, les travaux du linguiste Dominique Maingueneau offrent un éclairage sur les mécanismes de la citation en démontrant que certains énoncés seraient plus enclins à la reprise que d’autres. Et si le clip « Happy », dans sa nature formelle, invitait déjà à la reprise ? Maingueneau montre en effet que certains énoncés seraient plus naturellement candidats à la citation que d’autres, parce que facilement isolables ou « détachables » de leur environnement textuel. Ce phénomène, qualifié d’ « aphorisation », se définit comme « le régime énonciatif spécifique d’un énoncé détaché »4. Un énoncé est d’autant plus aphorisant qu’il est « surasserté », c’est-à-dire mis en relief dans le texte par l’intermédiaire de marqueurs linguistiques. Dans cette perspective, le clip « Happy » produit des énoncés candidats à l’aphorisation.
Dominique Maingeneau distingue différents marqueurs linguistiques permettant la surassertion, procédé que l’on retrouve dans le clip original de Pharrell Williams. « Happy » est en effet caractérisé par sa concision, s’apparentant à une succession de séquences très courtes, répétées sur toute l’étendue de la vidéo. Chaque séquence se déroule selon un schéma type : filmée en travelling arrière, elle met en scène un ou plusieurs individus évoluant au rythme de la musique, selon un pas de danse et une gestuelle homogènes – claquements de doigts, mains tendues vers le ciel -, et dans des espaces essentiellement urbains.
La répétition de ce motif visuel au fil des séquences extrait peu à peu cet énoncé de contraintes spécifiques pour lui donner une portée générale. La rue, comme lieu de rencontre et d’interactions sociales, participe à premier un effet de généralisation. Puis c’est la réitération qui aboutit à une certaine essentialisation : le motif du clip, répété dans une multiplicité de contexte toujours différents, semble dépasser le particulier pour embrasser le général. Un cadre de projection est ainsi offert au public qui peut se reconnaître à travers tous ces visages. Les caractéristiques formelles du clip ouvrent ainsi la voie aux effets de reprise des vidéos amateurs. De cette manière, le clip anticipe et encourage sa propre circulation.
Ainsi, en nous basant sur les travaux de Compagnon et Maingueneau, nous comprenons les caractéristiques formelles des motifs de ce clip et par la même expliquons leur réappropriation. Un clip peut ainsi devenir un énoncé culturel de référence et « faire culture ». Cependant, malgré ce travail d’analyse sémiologique, il est impossible de déterminer si Pharrell Williams a sciemment construit ces fragments comme des énoncés détachables permettant la citation ou si cette viralité phénoménale a dépassé ses intentions.