Les métamorphoses du clip

A quoi sert un clip ? A mettre en valeur un artiste? A donner à voir ce que l’on appelle son « univers » ?  A produire une expérience visuelle et médiatique de l’oeuvre musicale ? Finalement, pour comprendre l’utilité de ce petit format audiovisuel, ne faudrait-il pas commencer par se demander ce qu’il est aujourd’hui ? C’est précisément ce que propose cet article en revenant sur cet objet apparemment anodin et en analysant ses formes actuelles dans la continuité des transformations médiatiques et des évolutions techniques qui ont régis les rapports entre la musique et sa consommation audiovisuelle.

Lors des dernières décennies, trois grands genres de clips se détachent et se distinguent en tant que « modèles » : le clip dit « classique », le clip dit « de rupture » et le clip « moderne ». Le premier naît avec les débuts de la télévision et répond à la nécessité de « faire vivre » la chanson en image. Le second genre suit, quant à lui, l’arrivée des chaînes musicales et répond à la nécessite de composer dans un univers médiatique plus concurrentiel. Enfin, le dernier apparaît avec l’avènement d’Internet et l’impératif de viralité.

De ces trois âges ou tendances du clip, on peut dégager trois réponses différentes à la question première de l’utilité de ce petit format audiovisuel: le clip peut ainsi illustrer, raconter ou bien prolonger l’oeuvre musicale.

Mettre en image la performance musicale

Le groupe suédois ABBA a été l’un des premiers groupes à utiliser et à populariser le clip. Fortement sollicités à l’international, ils ont su compenser leur « éloignement » géographique en ayant recours à ces « petits films ». Le clip est ainsi devenu une réponse originale au besoin de circulation et de promotion de la musique à grande échelle et dans un temps bref. Le choix du groupe, pour accomplir cet objectif, retient ici notre attention au motif qu’il s’est tourné vers ce que nous avons identifié comme l’un des trois grands modèles du clip, à savoir celui de la mise en image – de l’illustration -, non pas de la musique, de ses paroles ou de son harmonie, mais bien de la performance musicale.

Le clip de la chanson « Mamma Mia », diffusé en 1975, met ainsi en scène un décor très épuré (un fond blanc) au devant duquel n’apparaissent que les quatre artistes et leurs instruments. Se succèdent alors des séries de gros plans qui mettent à l’honneur tantôt les chanteurs, tantôt leur piano et leur guitare sans qu’aucun autre élément ne vienne s’ajouter au tableau. L’univers visuel est clos et fonctionne, pour ainsi dire, sur un premier degré de mise en image : celui dans lequel la vidéo et le son fonctionnent comme dans le régime du play-back, en simultané. Ce qui est filmé, c’est la prestation musicale comme s’il elle avait lieu pour de vrai, de l’autre côté de la caméra.

Ici, c’est donc bien la performance artistique et l’imaginaire de l’espace scénique qui sont reproduits. Dès lors, le clip apparaît comme une sorte de témoignage construit : il est scénarisation d’un moment ad hoc (celui du tournage du clip) que l’on doit pourtant tenir pour une simple captation de la prestation.

Le clip fait alors valeur d’une part parce qu’il donne à voir les artistes, leur visage et leur style, omniprésents tout au long du film, mais encore parce qu’il donne à voir ces artistes au travail. En somme, le clip que nous appelons « classique » et qui naît avec la télévision incarne la musique à l’écran.

Mettre en image les paroles de l’oeuvre

Autre modèle, autre style : le 2 décembre 1982, un ovni vidéo débarque en world premiere – en exclusivité mondiale – sur MTV. « Thriller » de Michael Jackson vient secouer les codes de l’industrie du clip avec une vidéo de 14 minutes qui fait de l’oeuvre un véritable événement. D’abord, les quatre premières minutes du clip ne sont accompagnées d’aucune musique. Ou, plus justement, elles disposent d’une bande sonore qui n’est pas sans rappeler celles, classiques, des vieux films d’angoisse. Ensuite, le clip change de régime : il ne montre plus la performance musicale, mais se met à raconter une histoire. Ce récit, qui reprend les codes visuels du film à suspens et du film d’horreur, suit les paroles. Ainsi, si Michael Jackson – le chanteur – se met à chanter « You start to freeze as horror looks right between the eyes », Michael Jackson – l’acteur dans le clip – fait mine d’être à ce point apeuré qu’il en est frappé par une crise cardiaque.

Ici, ce que la vidéo va donc chercher dans la musique, ce sont essentiellement les paroles afin de les mettre en récit. L’image et le son fonctionnent alors selon un principe de redondance puisque tous deux disent la même chose : Michael Jackson chante ce qu’il fait et fait ce qu’il chante. Ce procédé est à rapprocher de ce que Roland Barthes appelle « la fonction ancrage » qui, dans le rapport texte-image, a pour objectif de « fixer la chaîne flottante des signifiés ». Si la chanson pouvait être interprétée de différentes façons, le clip vient bien réduire le sens. Ce « clip événement » serait alors un clip qui vient limiter et ancrer l’interprétation de l’oeuvre.

Faire oeuvre

Avec l’arrivée d’Internet, une nouvelle forme de clip naît : le clip que l’on appellera « moderne ». Selon la définition que nous en avons donnée, ce modèle de clip peut vivre sans sa chanson : il se sépare ainsi a priori de l’artiste et accède à une certaine autonomie. En ce sens, il prétend avoir le pouvoir d’être considéré comme une réalisation audiovisuelle à part entière. Il en va ainsi, par exemple, du clip de Woodkid « I Love You ».

Ici, les paroles nous parlent d’amour et de romantisme (« Whatever I feel for you / You only seem to care about you »), mais le clip, lui, tranche avec le sens des paroles puisqu’il donne à voir tantôt une église, des croyants et un homme de foi, tantôt ce même homme embarqués dans d’arides paysages.

Pour bien comprendre ce modèle de clip, nous pouvons convoquer la seconde fonction identifiée par Roland Barthes dans sa Rhétorique de l’image : la « fonction relais » dans laquelle « la parole […] et l’image sont dans un rapport complémentaire ». C’est précisément ce qui est à l’oeuvre dans le cas du clip de Woodkid, puisque les images du clip d’un côté et la chanson et ses paroles de l’autre « se complètent et se poursuivent » sans redondance aucune. Le clip vient donc enrichir l’oeuvre musicale puisque le rapport entre les deux peut être interprété de milles façons. En outre, il est extrêmement esthétique : complètement tourné en noir et blanc, il contient, comme « Thriller », des scènes sans musique mais malgré tout sonores puisque l’on y entend ce qui y est joué : les portes qui s’ouvrent, les pas du protagoniste résonnant sur le plancher en bois de l’église, l’eau du bénitier quand il y plonge ses mains, etc.

En un mot, s’il n’est pas lié à la musique et si, celle-ci prétend ne rien faire d’autre finalement qu’accompagner l’oeuvre visuelle sans la contraindre, c’est bien que le clip cherche à s’autonomiser. Quand il est dit « moderne », le clip crée donc un rapport complémentaire entre le son et l’image qui enrichit le sens de la création audiovisuelle.

De manière générale, avec l’arrivée des nouveaux médias, la vidéo et l’image semblent avoir pris une importance grandissante. Dans certains cas, le clip n’est plus une simple incarnation de la chanson ou une mise en scène des paroles, mais bien la création d’un univers secondaire. Et pour s’en convaincre, il suffit d’une incursion rapide dans le monde des clips musicless qui consiste à faire vivre un visuel sans sa chanson d’origine comme c’est le cas par exemple de cette oeuvre réalisée par le YouTuber Mario Wienerroither.

Sophie Badie, Stanley Cleuët, Clémence Laurent de Cassini, Karen-Kelly Mamie, Esther Pondy et Raphaëlle Rousseau.

1. https://www.youtube.com/watch?v=sOnqjkJTMaA

2 BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communication 4, 1964

3 ibid.

4 ibid.