Les principales évolutions de la politique à la télévision

La Chaire CELSA participe en 2017 au Conseil Consultatif des Programmes (CCP) de France Télévisions, à l’invitation du cabinet d’études Think-Out. Dans ce cadre, des chercheurs du GRIPIC proposent des conférences introductives. Le 13 janvier 2017, les conseillers du CCP, choisis pour représenter pendant un an les téléspectateurs, donner leur avis et réfléchir aux évolutions possibles des chaînes du service public, se sont réunis pour parler de la politique à la télévision. Juliette Charbonneaux livre pour Effeuillage la synthèse de la conférence qu’elle a donnée à cette occasion.

En cette année 2017, la présence de la politique à la télévision est tributaire de la rencontre de deux calendriers : l’un quotidien, « ordinaire », l’autre « extraordinaire », dû à l’année électorale en cours et à ses modalités particulières – à commencer par l’organisation des primaires. Ce contexte explique l’effet d’éclatement, voire de dispersion, produit lorsque l’on s’essaie à effectuer un panorama de l’offre télévisuelle contemporaine.

Du côté du service public comme des chaînes privées, le téléspectateur a en effet face à lui un large éventail de possibilités s’il veut entendre parler de  politique. À « L’Emission politique » diffusée sur France 2 le jeudi soir, introduite justement à l’occasion de cette année électorale, s’ajoutent « Dimanche en politique » sur France 3, où Francis Letellier mènevingt minutes d’interview en face à face avec un leader politique de premier plan ; la triade « C Politique », « C Polémique », « C dans l’air »  sur France 5 ; l’interview quotidienne de la chaîne France Info menée par Jean-Michel Aphatie, par Fabienne Sintes, Guy Birenbaum et Gilles Bornstein.

Les chaînes privées ne sont pas en reste : on trouve des interviews dédiées sur Public Sénat, sur LCI, sur CNEWS du lundi au jeudi soir dans « Le Grand Journal de la Présidentielle ». Citons  encore des émissions plus anglées du fait du positionnement des chaînescâblées telles que Toute l’histoire, du groupe AB, qui propose à un candidat de se mettre dans la peau d’un personnage historique ou encore « Menu président » sur Numéro 23 dans laquelle l’écrivain Philippe Besson et la journaliste Elizabeth Tchoungui partagent un repas sur le pouce avec des femmes et des hommes politiques engagés dans la campagne présidentielle de 2017.

À ces rendez-vous fixes s’ajoute la possibilité pour le téléspectateur de s’informer sur des sujets politiques par l’intermédiaire de formats documentaires diffusés plus ponctuellement dans des émissions comme « Envoyé Spécial » ou « Cash Investigation ». Sans oublier le traitement de la politique au quotidien qu’impliquent les journaux télévisés et l’ensemble des flux d’informations.

D’hier à aujourd’hui : retour sur une multiplication des formats

Cette diversité contemporaine paraît plus importante encore si l’on porte un regard rétrospectif sur l’histoire de la télévision française des 70 dernières années. Cette histoire peut en effet être lue comme celle d’une multiplication progressive des formats et des genres participant à la présence de la politique à l’écran.

Comme l’explique Christian Delporte, historien des médias, dans son ouvrage La France dans les yeux. Une histoire de la communication politique (Flammarion, 2007), sous la IVe République, on se méfie encore du média télévisuel et, plus largement, de la communication politique, perçue comme trop proche de la propagande qui marque encore les esprits, au sortir de la guerre. En revanche, cette conception évolue radicalement avec la Ve République et, surtout, du fait de l’arrivée de De Gaulle au pouvoir.

En effet, bien que peu à l’aise au départ devant les caméras, De Gaulle, homme de radio, va se convertir à la télévision dont il entend bien faire un instrument au service de son action. C’est ainsi qu’on lui doit un certain nombre de « premières » : il inaugure des genres et formats qui font aujourd’hui encore partie des rituels médiatiques de la vie politique française. Parmi eux figure bien sûr la conférence de presse télévisée (dès 1958)  mais aussi l’interview politique de campagne, à laquelle de Gaulle a recours en décembre 1965 dans l’objectif d’écarter un Mitterrand qui l’a mis en ballottage au premier tour.

Cette transformation dans les années 1960, « décennie de la télévision », est aussi le fruit de ce qu’on appelé un « tournant Kennedy » pour qualifier l’institutionnalisation de la communication politique. La France découvre ainsi la place des spécialistes du marketing et des sondages autour du nouveau Président des Etats-Unis et l’usage du média télévisuel dans le travail de son image publique.

Le traitement de la politique à la télévision prend d’autant plus d’importance au fil du temps que se développe, en dehors de ces moments « extraordinaires », une offre continue, estampillée « politique », elle-même croissante. Les années 1980 voient ainsi fleurir les émissions dites de rendez-vous, telles « Droit de Réponse » (TF1), « 7 sur 7 » (TF1, 1981-1987), « L’Heure de Vérité » (Antenne 2, 1982) ou encore la Marche du siècle (Antenne 2, 1987). Par la suite, c’est par la création et la multiplication des chaînes d’information en continu (LCI en 1994, I-télé en 1999, BFM en 2005, France Info en 2016) que la politique trouvera de nouveaux espaces à la télévision.

Diversification des formats : vers une « télévision de l’intimité » ?

Au gré de cette démultiplication des médias, il devient toutefois de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève du « politique » car on assiste en parallèle au développement d’autres formats accueillant les personnalités politiques. C’est le cas du genre consistant pour les journalistes à s’inviter chez les politiques. Cette tendance est lancée en 1985 par l’émission « Questions à domicile », dans laquelle Anne Sinclair n’interroge plus le personnel politique en studio, mais chez lui, dans son salon, sur son canapé, saisi dans son quotidien. Cette formule avait déjà été inaugurée, plus ponctuellement, sous Pompidou. L’ancien président avait en effet ritualisé les « causeries au coin du feu », destinées à montrer sa ressemblance avec les Français, lui qui, à l’inverse de De Gaulle, voyait dans la proximité un levier stratégique. C’est ainsi qu’en 1970, il avait ouvert à Pierre Desgraupes et à l’émission « Quatrième mardi » les portes de sa maison de Carjac, dans le Lot

Les années 1990 voient, elles, s’installer les émissions dites d’infotainment ou talk-shows, consistant à inviter les politiques parmi d’autres personnalités, vedettes de la chanson,du cinéma ou du sport (Vivement dimanche, On n’est pas couché), pour parler de tout autre chose que de politique.

C’est également le principe directeur du dernier type d’émissions participant de ce paradigme « intimiste ». Il s’agit d’emblée d’inviter les politiques pour parler d’autre chose. Ce fut le cas d’ « Apostrophes », émission de télévision littéraire créée et animée par Bernard Pivot entre 1975 et 1990 sur Antenne 2 et dans laquelle François Mitterrand avait été plusieurs fois convié à venir parler de ses goûts et productions littéraires personnels. Dans un tout autre style, c’est le cas cette année d’Une ambition intime, émission de M6, présentée par Karine Le Marchand et qui consiste à faire parler les invités de leur vie privée sur un ton proche de la confidence.

Que devient la figure politique ?

De ces transformations observées au long des sept dernières décennies émergent deux lignes de force, qui sont aussi deux lignes de déplacement des principales figures concernées, celle du politique et celle du journaliste.

La représentation du personnel politique à la télévision se transforme tout d’abord du fait de ce mélange des genres croissant. Les frontières entre vie publique et vie privée, entre politique et divertissement, deviennent de plus en plus poreuses si bien que l’on peut se demander si le politique ne devient pas un people comme un autre, pris dans cette « économie de la visibilité qui obéit à des règles qui ne sont pas spécifiques au monde politique » (Dakhlia, 2008) et pris dans une injonction, elle-même croissante, à la transparence qui le conduit à alimenter cette confusion.

Ce phénomène n’est nullement spécifique aux premières figures du pouvoir. En effet, et c’est là une deuxième ligne de déplacement, on assiste à une multiplication des personnalités visibles à l’écran. La diversification des chaînes, des genres et des formats représente en effet une aubaine pour les « seconds couteaux » de la politique, c’est-à-dire pour des personnages encore relativement débutants et qui vont pouvoir, du fait des sollicitations médiatiques croissantes, bénéficier d’une exposition supérieure à celle rencontrée par leurs prédécesseurs au même âge et, ainsi, travailler leur notoriété. On retrouve là les suites de ce que Christian Le Bart a appelé une « individualisation par le haut » du champ politique (Le Bart, 2013) pour qualifier un phénomène de personnalisation qui part du rôle présidentiel pour irriguer ensuite, par vagues successives, l’ensemble des fonctions liées à l’exercice du pouvoir.

Cependant, cet éclatement de la représentation, en termes de figures visibles et audibles, n’empêche pas un risque d’homogénéisation de la parole et, avec elle, de saturation de l’auditoire. L’augmentation des espaces d’intervention possibles, – avec leur caractère intermédiatique qui renforce la circulation et la répétition des discours – participe à la logique des « petites phrases », ces syntagmes travaillés par les communicants politiques pour être repérés et répétés par le corps journalistique.

À qui va la question ?

Tandis que le corps politique se transforme à l’écran, celui chargé de sa médiatisation n’est pas en reste : le journaliste se voit de plus en plus concurrencé dans son rôle d’interlocuteur privilégié.

Pour commencer, on a pu observer une première forme de concurrence avec l’apparition des « experts », ces intellectuels dont la présence vient reconfigurer le face-à-face jusqu’alors en vigueur entre journaliste et politique. Cette concurrence est ensuite devenue interne au champ journalistique avec la transformation des « experts », désormais choisis de manière privilégiée parmi les pairs. La figure de ce type la plus visible reste sans doute François Lenglet, spécialiste « multimédia » des questions économiques, aujourd’hui sur France 2.

On doit au développement des talk-shows une deuxième forme de mise en concurrence dans le sens où, dans ces émissions, l’animateur, voire le comique, se voit placé en position de questionner l’invité politique. Ce déplacement de la question a vocation à accentuer la proximité avec le public, l’animateur étant censé incarner la parole profane des citoyens, figurant donc « l’homme du peuple ».

C’est de ce dernier qu’émane l’une des formes de concurrence les plus exacerbées aujourd’hui : la pratique consistant à inciter le public à intervenir pour poser ses questions. L’encouragement à l’interactivité, par appels ou par tweets, vise là encore à favoriser l’impression de proximité ressentie par le téléspectateur. En témoigne l’importance qu’occupent aujourd’hui à l’écran ces modalités d’expression, qui tendent à éclipser la médiation journalistique.

L’Émission Politique, France 2, 6 octobre 2016

C’est précisément ce qu’entendent faire des personnalités politiques lorsqu’elles ont recours, dans leur communication, à des médias et pratiques leur permettant de se passer de la modalité « interview ». Le cas récent le plus parlant en la matière est certainement celui de Jean-Luc Mélenchon qui, avec sa chaîne personnelle sur YouTube, entend tirer parti des codes journalistiques et de leur potentiel attractif et pédagogique sans pour autant s’encombrer du journaliste.

Pour conclure, on peut noter deux processus parallèles, l’un d’élargissement et l’autre de restriction. Il y a élargissement des espaces et des modalités de traitement de la politique à la télévision si bien que l’on peut considérer que la politique se retrouve aujourd’hui présente un peu partout et non plus cantonnée à des programmes hautement sacralisés et solennisés (qui pourtant demeurent parfois, de manière exceptionnelle, comme pour l’allocution du chef de l’Etat)… et paradoxalement presque nulle part, dans la mesure où le contenu explicitement politique se trouve souvent relégué au second plan. Il y a par ailleurs restriction dans le sens où la politique se voit limitée aux figures politiques dans une logique d’hyper-incarnation.

Ces transformations des dernières décennies résultent d’un processus de  « coproduction » : d’un côté, de la part des politiques – accompagnés de leurs services de communication –prêts à s’affranchir des rôles politiques traditionnels si c’est pour eux le moyen de gagner en visibilité et en popularité ; de l’autre, des journalistes prêts à les accompagner sur ce terrain si c’est l’occasion de rendre la politique plus accessible, plus ludique, moins prévisible et, ce faisant, de conquérir une audience plus large. Cette convergence des intérêts peut toutefois aboutir à un risque de désacralisation également partagé : du côté politique mais aussi du rôle du journaliste, avec le floutage de la médiation et le brouillage du rapport de force en jeu qui s’accroît.

Juliette Charbonneaux, enseignante-chercheuse, laboratoire GRIPIC