Souvent cité comme le cas exemplaire de l’écriture « transmedia », Lost mérite réflexion. Paul Chaumont lui a consacré son mémoire de master professionnel.
Le 23 mai 2010, 13 millions de téléspectateurs assistaient sur ABC au « series finale » de Lost, première série télévisée qui ait développé de manière ambitieuse une écriture dite transmédia. Ce final de Lost concentre les paradoxes. C’est le dernier épisode de la série la plus populaire de la décennie, qui peine pourtant à rassembler 13 millions de téléspectateurs aux États-Unis. C’est la conclusion d’une énigme longue de 6 ans qui n’apporte aucune réponse satisfaisante à ses fans. Lost est la série qui n’a cessé de redéfinir la place de la télévision dans la narration, en rendant le contenu extra-télévisuel indispensable à la compréhension de la trame narrative. Toute l’ambivalence de Lost tient dans sa schizophrénie narrative, coincée entre le devoir de raconter une série télévisée grand public et l’envie de développer une histoire cryptique et multicanale fondée sur une innovation médiatique certes réelle mais aussi et surtout grandement proclamée et massivement commentée : le « transmédia ».
Lost et le transmedia
Lost est la première série télévisée à avoir développé le « transmédia » : sous couvert d’un « block-buster » télévisé, elle se raconte, se diffuse, se vit sur toutes les plateformes et propose une expérience qui va bien au-delà de la consommation télévisuelle hebdomadaire. Épisodes télévisés bien sûr, mais aussi mobisodes 2, ARG 3, sites internet factices, ouvrages, podcasts, bonus DVD, tous les médias utilisés par Lost agissent comme de nouveaux points d’entrée pour la consommation de son contenu. La diffusion télévisée ne suffit plus à elle seule pour comprendre la trame narrative, qui devient parfois même incohérente pour un spectateur n’ayant pas connaissance des infinies extensions de la série.
Une nouvelle écriture
En démultipliant les trames narratives sur différents médias, Lost opère un glissement du contenu télévisuel vers de nouvelles plateformes. La série est moins que jamais une simple fiction mais un dispositif médiatique qui joue avec les codes du réel, les imite et finit même par proposer sa propre réalité. On donnera pour exemple le réseau tentaculaire de fausses marques, entreprises et sites internet inventés pour la narration, exploités dans et hors du cadre télévisuel. La fausse compagnie d’avions Oceanic Airlines est ainsi dotée de son propre site internet, elle orchestre une communication média à l’instar d’une entreprise – télévision, billboards, magazines –, elle vend des produits dérivés. La marque s’est faite passer pour vraie aux yeux du public, jusqu’à diffuser un communiqué de presse par l’intermédiaire de la chaîne ABC pour annoncer la réouverture de ses vols long courrier.
En glissant du cadre télévisuel vers d’autres plateformes, la fiction en change inévitablement les codes. Ainsi, elle fait passer le fan de téléspectateur à participant de l’histoire : il doit reconstruire la narration, résoudre des énigmes, utiliser « l’intelligence collective » pour rendre l’histoire intelligible aux yeux de la communauté, et même conseiller les scénaristes.
Lost renforce ainsi l’attachement des plus grands fans mais risque aussi de s’éloigner du grand public, à qui les 43 minutes hebdomadaires ne suffisent plus pour prendre toute la mesure de la série, ne serait-ce que pour la comprendre. On touche ici un point central de la construction narrative de Lost : elle permet aux communautés de prendre vie parce qu’elle est incomplète dans sa forme télévisuelle. Le « transmédia » implique aussi que le contenu télévisuel soit partiel et même inachevé. Les apparentes faiblesses narratives sont les forces de la construction médiatique. Les communautés dédiées à Lost se sont construites tout autant au travers de la trame centrale que des intrigues extra-télévisuelles : elles deviennent le lieu de l’analyse sérielle, de la critique textuelle, transformant Lost en un texte infiniment remodelé par ses fans. Tel constat amène à questionner la motivation même des stratégies « transmédia » : et si leur objectif final était la production de discours, l’émulation des communautés qui commentent et poursuivent l’écriture de l’histoire ? Dans cette perspective, la caractéristique inavouée du « transmédia » tient à sa capacité à attirer l’audience des téléspectateurs et donc à favoriser l’économie publicitaire.
Le « transmédia », stratégie de communication
Lost a été, six années durant, un merveilleux terrain d’essai à la création d’une série transmédia. Mais elle permet aussi de rendre visibles les tentatives des diffuseurs pour toucher une audience jeune qui n’est plus aussi attachée à la télévision. Le « transmédia » sert surtout à faire de la télévision. Et s’il reste éminemment dépendant de la télévision, c’est parce qu’elle est le seul média qui soit pour l’heure susceptible de le financer.
L’utilisation du « transmédia » dans le cadre des séries télévisées pose donc la question de son objectif final. Est-il principalement utilisé comme outil de communication ou bien comme nouveau procédé de narration ? Les récentes campagnes de séries telles que Games of Thrones ou True Blood semblent prouver qu’aujourd’hui encore, il serait plus juste de parler de campagne de communication transmédiatique visant à promouvoir une série télévisée que de « série transmédia ». Ces campagnes ne sont pas menées en parallèle de la diffusion télé mais avant le lancement ou lors des intersaisons. Elles ont donc pour objectif principal d’attiser la curiosité des fans et de les engager. La finalité du procédé reste encore et toujours la sacrosainte audience télé. Le « transmédia » fait beaucoup parler de lui, mais il ne mérite pas encore vraiment d’être substantivé : les productions et intentions transmédiatiques sont nombreuses, mais le « transmédia » n’existe pas encore.