En septembre 2011, à l’instar du T, le supplément magazine du New York Times, le supplément hebdomadaire du quotidien Le Monde devient M, le magazine du Monde. Jamais Le Monde n’avait fait la part si belle à sa fameuse lettrine. Mais cette valorisation esthétique constitue-t-elle vraiment un acte de valorisation symbolique ?
M, traite de « l’art de vivre » : la mode, le design, la beauté, l’actualité culturelle. Il illustre l’évolution de médias qui fonctionnent et s’assument de plus en plus comme des marques, jusqu’à fonctionner comme des « médias-marques »*. Chaque week-end, Le Monde distribue désormais un magazine de télévision et quatre suppléments.
Un supplément motivé par la publicité
Les discours d’escorte accompagnant le lancement en font ouvertement état : cette politique éditoriale est liée à un enjeu économique et marketing. Erik Izraelewicz, directeur de la publication du Monde, déclare assumer « sans états d’âme l’objectif d’accroître [ses] recettes. Le Monde n’a pas, sur le marché publicitaire, le poids correspondant à sa part de marché sur le lectorat. Notre nouvelle offre illustre notre choix d’une presse de qualité, indépendante, qui n’est viable que si nous avons des recettes économiques importantes et équilibrées entre lectorat et annonceurs. » La fonction de M est clairement d’attirer les annonceurs et d’équilibrer le modèle économique. C’est donc un phénomène de « publicitarisation » qui est à l’œuvre. « La publicitarisation est l’adaptation de la forme et des contenus des médias à la nécessité d’accueillir la publicité. »Ce mouvement tendanciel des médias est défini ainsi par Valérie Patrin-Leclère : « la publicitarisation est l’adaptation de la forme et des contenus des médias à la nécessité d’accueillir la publicité. Cette adaptation consiste à la fois en un aménagement destiné à réduire la rupture sémiotique entre contenu éditorial et contenu publicitaire et en un ménagement éditorial des acteurs économiques susceptibles d’apporter des revenus publicitaires au média. Elle s’accompagne de la propagation d’une pensée ‘publicitaire’, qui concerne l’ensemble des pratiques professionnelles en lien avec les médias ». M constitue un exemple parfait de ces logiques qui sous-tendent certaines transformations des médias.
C’est par le travail sur l’identité visuelle et un permanent effort d’esthétisation du support que se concrétise cette « publicitarisation », tout particulièrement avec la mise en valeur de la lettrine « M » qui donne son nom au titre. Comme pour toute marque, l’identité visuelle repose sur la mise en place d’un logotype et d’un territoire visuel. Le logo M est ici constitutif du nom du supplément, rendant on ne peut plus évidente l’appartenance à la marque Le Monde. L’évolution du nom de ce supplément est intéressante : en 2000, il s’intitule Le Monde 2, c’est le chiffre apposé à la marque qui dit la fonction de supplément ; en 2009 le « 2 » disparaît et lui est substitué « Magazine » ; mais pas de changement au niveau du sens, il s’agit toujours bien du titre-mère qui dit sa qualité de supplément en apposant le mot « magazine » à la marque. Or, depuis septembre 2011, le nouveau nom se résume à la lettrine qui ne fait désormais qu’un avec le titre-mère. La marque prête son signe le plus fort au nouveau nom de son supplément, tout en devenant le logo de ce dernier… un emprunt qu’on peut donc qualifier de total. C’est le signe identitaire symbolique du Monde qui est engagé. Tout l’esprit de la lettre M est déplacé et réinvesti dans le magazine.
L’ esthétisation au service de la promotion des marques
M s’ouvre et se referme sur un nom-lettre-logo et l’ensemble du matériau publicitaire en profite pour jouer sur ces jeux de lettres, propres à la construction de la visibilité de la plupart des marques : au M du titre répondent le M de Marlboro Classics, le E d’Esprit, le W de Wolkswagen, le D de Dior… La mise en avant de la lettrine-logo si particulière du Monde apparaît désormais comme étant sur un pied d’égalité avec les autres logos des marques classiques : le support médiatique s’essaie aux mêmes jeux d’image que ses annonceurs. Les couvertures de M reposent souvent sur un jeu de miroir entre la première et la quatrième de couverture réservée à l’annonceur, grâce à une adaptation des unes aux couleurs et à la composition de la photographie publicitaire insérée au dos.
Un magazine-présentoir
Les jeux de déclinaison autour de la lettrine se retrouvent au sein des différents chapitres : ainsi le premier chapitre du magazine, « M la semaine », est composé d’articles qui présentent un objet, un chiffre, une phrase. Cette organisation du champ d’expression rédactionnelle met en avant la singularité d’un fait, d’une action, d’un objet matériel ; par là elle recoupe à s’y méprendre le champ d’expression publicitaire des marques. En effet, l’objectif d’une marque, a fortiori dans l’univers du luxe – lequel est particulièrement visible dans M-, est bien de présenter un objet-phare dans chaque publicité, qu’il s’agisse d’un bijou, d’un parfum, d’un vêtement ou d’une voiture. En mettant la singularité de l’objet au centre de l’article comme le ferait la publicité pour le produit qu’elle cherche à vendre, la structure du magazine confond progressivement les genres et on finit par lire l’article comme une forme publi-rédactionnelle. Si M se construit comme une marque, il se donne à lire aussi comme un objet esthétique à part entière, et même comme un présentoir.
M Le magazine du Monde cherche, dans sa forme même, via les aménagements de son identité visuelle, à créer un contexte favorable à la publicité. Cette « publicitarisation » est voulue, du moins est-elle là pour supporter le message publicitaire. Se pose la question de savoir si un deuxième mouvement, non voulu celui-là, ne contrevient pas aux intérêts du « média-marque ». M esthétise son support jusqu’à héberger totalement le matériau publicitaire. M tire profit de l’identité du journal – profondément attachée à sa lettrine– pour travestir Le Monde en une marque de luxe. Cette esthétisation met sur le même plan la beauté du média et celle de la publicité : le lecteur se trouve face à de belles images à apprécier, qui voudraient faire oublier qu’elles renvoient à une offre de produits à consommer. Au risque finalement de résumer le média à un bien de consommation luxueux, à l’image de cette lettrine qui, phonétiquement, tend à s’adresser au lecteur d’une manière injonctive bien peu journalistique : « aime »…