Paul Khalifeh est un journaliste libanais spécialiste du monde arabe, correspondant de RFI au Liban et en Syrie, rédacteur en chef du magazine Le Mensuel, et enseignant à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. En lutte contre la désinformation, il aime intervenir auprès des étudiants en exposant la nécessité de croiser les sources médiatiques afin de brosser un tableau plus complet des évènements qui font l’actualité, notamment la crise syrienne. Les Effeuilleurs reviennent pour vous sur les grandes lignes de son intervention au CELSA le 6 décembre 2016.
« Il faut aller hors des sentiers battus » : ainsi débute l’intervention de Paul Khalifeh. Il vient nous parler d’un sujet qui lui tient à cœur : l’importance des différents discours médiatiques dans l’évolution de la crise syrienne et de l’opinion publique à ce sujet. Comment parvenir, en tant que lecteur, à prendre du recul face aux discours médiatiques ?
Des discours multiples, qui ne sont pas tous représentés dans les médias dominants
Le journaliste part d’un constat : la propagande médiatique ne va jamais à sens unique. Dans la crise syrienne, elle provient des deux camps : à la fois de la part du gouvernement syrien dirigé par Bachar el-Assad et ses soutiens, et de la part des opposants au gouvernement et leurs soutiens (locaux et internationaux, incluant les médias occidentaux).
Pour Paul Khalifeh, imposer un seul discours, c’est simplifier la situation actuelle qui aujourd’hui dépasse la Syrie. Parler de la crise syrienne dans son ensemble, cela implique de parler également de l’Iran, du Hezbollah libanais, des Russes, de l’armée turque au nord de la Syrie, des officiers américains et des forces spéciales françaises au Nord-Est de la Syrie… Chacun de ces acteurs a une vérité différente et tient donc un discours spécifique.
Pourtant, parmi ces discours, certains dominent au détriment d’autres, sous- (voire, pas du tout) représentés dans le discours médiatique mondial. Une des raisons de ce phénomène est le fait que 80% des diffuseurs d’informations médiatiques proviennent de pays occidentaux. Le journaliste pose alors une question cruciale : comment peut-on donc prendre du recul face à ces discours dominants ?
Au commencement est le logos
Selon lui, il s’agit d’abord d’accorder une attention particulière au lexique employé par les médias. Pourquoi parle-t-on aujourd’hui de « régime » syrien et non plus d’« État » ? La réponse est simple : pour ôter sa légitimité au gouvernement de Bachar el-Assad dans l’opinion publique. En parallèle, ce dernier parle de « terroristes » plutôt que d’opposants au régime ou de rebelles, ce qui regroupe dans une même appellation des acteurs aux revendications et agissements hétéroclites (des djihadistes salafistes, des islamistes radicaux ou plus modérés, les personnes qui restent de l’armée syrienne libre, entre autres, qui ne font pas tous des attentats) pour les décrédibiliser dans leur ensemble. On retrouve beaucoup d’autres termes dans les médias qui suivent cette même logique : parler de « frappe aérienne » plutôt que de « bombardement », ou de « reconquête » plutôt que d’« occupation », c’est faire preuve de partialité sous des dehors neutres, afin de rallier l’opinion publique à une position particulière. Pourtant, dans les faits, ces termes sont symptomatiques une même réalité.
Déconstruire les figures héroïsées
Pour Paul Khalifeh, cela participe à une dynamique de diabolisation de l’autre, (pour le gouvernement de Bachar el-Assad, ce serait les rebelles ou les médias occidentaux, et pour ces derniers, ce serait le gouvernement syrien). À ces figures diabolisées, chaque camp oppose des figures héroïsées, qui n’ont pas nécessairement fait d’action significative, mais qui deviennent le symbole d’une cause, inspirent un patriotisme et servent de figure mobilisatrice. Dans cette situation, il faut se montrer prudent et s’assurer de la véracité du récit que cette personne tient, ou que des personnes tierces tiennent sur elle.
En 2011 se sont ainsi élevés des mouvements d’une certaine ampleur en faveur de la libération d’Amina Abdallah, jeune syrienne dont le blog, A Gay Girl In Damaskus, avait attiré beaucoup d’attention et de sympathie. Certains affirmaient qu’elle avait été enlevée par le gouvernement de Bachar el-Assad suite aux propos qu’elle tenait sur son blog. Des propos qui eux, avaient été repris dans la presse locale et internationale. Il s’est avéré plus tard que derrière le profil d’Amina se cachait Tom MacMaster, un quarantenaire américain résidant en Écosse. Rien à voir, donc, avec une source fiable d’informations. Malgré cette usurpation, le blog a participé à inciter à la mobilisation de la population face au gouvernement syrien, qui elle, fut bien réelle.
Prêter attention au traitement des sources par les médias
En temps de guerre, peu de journalistes sont autorisés à rentrer dans le pays pour témoigner de la situation sur place. Certains médias en appellent à des témoins oculaires, qui attestent de faits par téléphone, par vidéoconférence, ou encore sur les réseaux sociaux. Néanmoins, jamais leur identité n’est révélée, par « mesure de sécurité ». Qui peut attester qu’ils relatent des faits avérés, lorsqu’il n’y a pas même de nom de famille ni de moyen de vérifier la localisation de la personne ? Selon Paul Khalifeh, ce sont parfois, malheureusement, des témoins biaisés avec pour unique but de soutenir le propos des diffuseurs médiatiques, que ce soit ceux du gouvernement syrien, comme celles de ses détracteurs.
À une autre échelle, le journaliste met en avant la nécessité absolue qu’un média vérifie les sources des autres médias avant de relayer des informations qu’ils ont produit. Barada TV, par exemple, est une chaîne qui a été fondée pendant la crise syrienne. Devenue une source pour Al-Jazeera et d’autres médias, il s’est avéré par la suite qu’elle était une agence de presse basée à Londres, et financée par des fonds américains.
Faut-il prendre position dans un conflit lorsqu’on est un média ?
L’exemple d’Al-Jazeera est probant, selon le journaliste. Fruit de l’ambition de l’Émir du Qatar, cette chaîne est née d’une volonté simple : réaliser une information locale, servant de source locale comme internationale, dans un contexte où même l’information qui concernait le pays n’était pas même produite localement. Lors du Printemps Arabe, la chaîne a décidé de prendre position pour un camp : celui des manifestants pour la chute des différents gouvernements au pouvoir dans les pays sujets aux soulèvements. Soulèvements qui se sont avérés amener au pouvoir, dans plusieurs pays, des politiques islamistes ou, par la suite, militaires. Al-Jazeera doit-elle se faire le chantre de ces pouvoirs nouvellement établis, qui ne sont pas représentatifs de l’opinion publique de ces pays dans leur ensemble ? En perdant sa neutralité, la chaîne a perdu beaucoup d’audience dans ces pays.
Quelle leçon en tirer ?
À l’aune de l’information en continu et des réseaux sociaux hyperactifs, nous sommes en permanence assaillis par des informations, toujours plus sur le vif. Selon Paul Khalifeh, certaines pratiques sont toutefois questionnables et menacent l’ethos du métier même de journaliste. C’est le cas lorsqu’une chaîne produit des témoignages biaisés pour avoir plus de contenu exclusif sur un sujet.
Il ne prône pas pour autant une défiance générale face aux médias dominants ; il s’agit plutôt, pour les journalistes comme pour les lecteurs et les téléspectateurs avertis, de remarquer les moments de flou et d’incohérences dans les récits journalistiques, de questionner ce qui nous est présenté comme des faits. Il faut réussir à comprendre qui parle et avec quelles intentions. Si les médias généralistes n’ont pas nécessairement pour rôle d’être neutres, Paul Khelifeh souligne qu’il est cependant nécessaire que les lecteurs et téléspectateurs ne prennent pas pour acquis des faux-semblants de neutralité, et qu’ils gardent à l’esprit l’existence d’autres versions des faits.