Quand les médias font participer leurs publics
Aujourd’hui, les médias, lieux de production et de transmission d’information et/ou de divertissement, sont amenés à s’adapter à l’idée selon laquelle leurs publics (spectateurs, téléspectateurs, internautes, auditeurs, lecteurs) seraient avides de « participer ». Anarchy est un excellent exemple pour comprendre comment peut se mettre en place la « participation », à quelles conditions, sous quelles modalités.
le # à la télévision, quesaco ?
Le # présent sur les écrans de télévision est l’indice de la tactique des chaînes de télévision pour retenir le téléspectateur ; le retenir pour qu’il ne passe pas trop de temps sur Internet, qui peut les détourner de la télévision.
« Second écran », c’est donc ainsi que dans le secteur des médias audiovisuels on désigne le smartphone ou la tablette qu’un téléspectateur utilise lorsqu’il regarde une émission à la télévision. Cette terminologie désigne une tactique d’un certain point de vue retorse, car elle consiste à proposer au téléspectateur de concilier des pratiques censées être plus concurrentes que complémentaires, dans la bataille de l’attention et de l’audience. Retorse, car le # est une source de distraction qui attire l’attention des téléspectateurs sur autre chose que le programme télévisé (surf sur les réseaux sociaux, chat, consultations des mails, etc.). Mais c’est dans le même temps une tentative pour exploiter ce fameux « second écran » au profit du programme : le dièse de Twitter fonctionne selon une logique promotionnelle, pour prolonger le contact et l’engagement du téléspectateur, pour organiser la diffusion virale du programme TV sur les réseaux sociaux, faire exister la télévision au-dehors de la télévision.
L’usage promotionnel peut même être publicitaire, au sens strict. Certaines applications mobiles spécifiques permettent de synchroniser des offres ou contenus avec la diffusion d’une émission ou d’un film publicitaire télévisé. Le « second écran » peut dans ce cas devenir une fenêtre sur les marques et produits. On voit de plus en plus d’annonces publicitaires diffusées à la télévision utiliser ce processus, avec par exemple une pub « teasing » qui demande d’utiliser l’application Shazam pour plus d’informations.
L’exploitation du smartphone peut se développer de différentes façons. Todd Green, dans une présentation intitulée « The Biggest Problem in Television : Split Attention » en 2013, répertoriait quatre comportements : Chat more avec des Social Apps, Know more avec des Data Apps, Watch more avec des Bonus Apps (le plus commun), et Play More avec des Participation Apps. Une même application peut contenir ces quatre fonctions, comme certaines applications de la chaîne M6 qui permettent au téléspectateur de jouer en direct, d’interagir là aussi en direct via des messages diffusés à l’écran, d’en « savoir plus » sur les émissions en cours et de les regarder une nouvelle fois après leur diffusion.
Quelles sont les limites de ces applications « second écran » ?
La simultanéité des pratiques médiatiques peut continuer à être plus concurrentielle que complémentaire. En se concentrant sur sa tablette ou son smartphone, le téléspectateur peut en effet rater une partie du contenu diffusé sur l’écran « de base ». Le « second écran » devient alors une distraction plus qu’un accompagnement, ce qui dessert la chaîne. De plus, les possibilités d’exploitation peuvent s’avérer décevantes par rapport aux promesses. La technologie reste pour le moment relativement limitée : elle permet une « réponse » plus qu’une réelle participation de la part du téléspectateur.
Aujourd’hui, en 2015, les chaînes cherchent donc des moyens d’engager le téléspectateur plus fortement et de lui permettre de réellement participer et interagir avec ses programmes de télévision. La fiction participative lancée par Anarchy pourrait donc apparaître un moyen plus poussé et précis de répondre à ce besoin. C’est du moins ainsi que ses initiateurs l’ont promue.
Organiser la participation
Le présupposé qui engendre les fictions participatives est le suivant : au lieu de partager la population entre ceux qui regardent la télévision et ceux qui l’écrivent, on peut inciter ceux qui regardent à jouer aussi un rôle dans la création. Antonin Lhotte, responsable des Nouvelles Ecritures chez France 4 et porteur du projet, décrit ainsi l’évolution des médias et de leurs publics : « L’internaute est aussi acteur, dans la société il a une partie de son destin en main, via notamment le partage (chansons, articles, etc.). Le public a un rôle à jouer dans les programmes culturels. »
L’équipe d’Anarchy a décidé de proposer un projet qui réponde à cette envie présumée du public de participer. Tout en sachant bien qu’elle ne serait pas spontanée, qu’il faudrait donc la solliciter et l’encadrer. Les concepteurs ont donc développé plusieurs moyens pour réussir à créer un monde dans lequel les futurs joueurs pourraient s’immerger. Ils ont conçu des modes de participation avec des intensités différentes. Les internautes les moins actifs pouvaient se projeter en simples témoins de l’actualité fictive ; l’étape intermédiaire consistait à gérer l’histoire de cinq héros préconfigurés, et enfin, les plus impliqués créaient leurs propres personnages et inventaient chaque jour la suite de l’histoire. Cet étalonnage des possibilités multipliait les points d’entrée pour les potentiels joueurs et permettait à chaque participant de trouver sa place dans ce monde tentaculaire.
Roland Richard, rédacteur en chef adjoint du projet Anarchy, nous a expliqué qu’il était important d’attirer les participants avec des scénarios bien fournis. Pour rendre l’immersion totale possible et, par ricochet, motiver la participation, il fallait créer un monde parallèle en jouant surtout sur des effets de substitution : des flashs d’infos, des faux live, des alertes. « Je pense qu’il y a un effet de substitution qui se crée, quand on est dans un projet comme ça il y a quelque chose de complètement immersif, alors il faut bien évidemment accepter de rentrer dedans, mais une fois que c’est fait, on a vraiment créé un monde parallèle ».
Clémence L., journaliste dans l’équipe de rédaction, précise que l’équipe a dû faire face à plusieurs contraintes pour que le concept fonctionne bien. Il y avait un grand besoin de cadrage des joueurs au niveau de l’histoire, afin que cette dernière soit cohérente : « On pouvait les laisser partir dans leurs histoires… jusqu’à un certain point. En effet, beaucoup enchaînaient les guerres civiles par exemple, et rendaient le contenu stérile. Si cela durait trop longtemps, les participants se seraient lassés malgré eux : il est difficile de recommencer une histoire une fois que tout le monde est mort ». L’équipe se devait donc de lire chaque article, chaque nouvelle histoire pour veiller au bon fonctionnement du monde Anarchy. Le fait que le projet soit tentaculaire pouvait aussi effrayer les participants : par où commencer ? La partie FAQ du site internet et la disponibilité de l’équipe pour répondre aux questions des joueurs étaient donc deux éléments très importants. Roland Richard explique : « il y avait des règles avancées pour les joueurs vraiment à fond et une FAQ pour les plus “débutants”. Ce n’était pas évident de rentrer dans l’univers, donc là encore on a essayé de faire de la pédagogie, très régulièrement on faisait des articles en repères.”
Anarchy, en privilégiant la réflexion et la participation des internautes et téléspectateurs, a pris part à la création d’une nouvelle forme de télévision, qui s’appuie sur la collaboration des publics (internautes à coup sûr, téléspectateurs peut-être… car il n’est pas certain que les publics ici se recoupent) en leur ouvrant l’accès à l’écriture.
Une télévision qui veut donner à réfléchir
Les initiateurs du projet s’inscrivent dans une représentation de la fiction participative comme innovante, pédagogique, enrichissante. Les rédacteurs interviewés disent tous avoir constaté que le projet a impulsé une envie de se surpasser chez les participants : chaque article rendu était mieux écrit, mieux ficelé que le précédent.
La tension entre les intentions, très ambitieuses, et les réalisations, limitées, est pourtant manifeste. Chacun de ceux que nous avons interrogés est à la fois satisfait et riche de propositions pour progresser. Ce qui révèle bien une relative frustration à l’égard de réalisation seulement partiellement abouties. Selon Adèle P., journaliste de la rédaction et Alban B., Community manager d’Anarchy, cette dernière a pâti de ne pas bénéficier d’un budget plus grand ; mais elle aura prouvé que la réalisation de la fiction participative télévisuelle est possible, surtout si la réalisation peut gagner une marge temporelle pour être peaufinée. Selon Antonin Lhotte, il aurait peut-être fallu réaliser un programme de fiction en direct à l’antenne, sous la forme d’un journal télévisé d’Anarchy, en live, vraiment synchronisé avec les informations que les joueurs donnaient sur le site web.
L’objectif revendiqué, c’est une télévision plus intelligente, qui pousserait les spectateurs et participants à développer leurs connaissances et talents. Le jeu favoriserait l’apprentissage. Anarchy a poussé les participants à mener des recherches personnelles, à se renseigner, à s’intéresser à l’actualité. Roland R. insiste : « On peut être très contents de l’intérêt qu’on a suscité chez les joueurs et d’avoir amené un certain nombre de personnes sur des sujets qui ne leur sont pas du tout familiers : économie, frappe des monnaies, banques. Des sujets qui généralement en journalisme sont assez élitistes et qu’on a réussi à étendre, et ça c’est une vraie satisfaction ». Amener le public un peu plus loin qu’on ne l’a attrapé : « sinon on aurait fait un objet journalistique construit par des auteurs uniquement », conclut Clémence L.