Parmi les pratiques médiatiques innovantes, lesquelles seront banalisées d’ici quelque temps ? Carlotta Barbanti décrit une situation aujourd’hui marginale… mais qui, selon elle, est sur le point de devenir habituelle. Twitter montre de manière évidente que la technologie transforme l’écriture et les relations sociales.
« La tweetogénie du discours »
Bientôt, à l’ENA, dans les écoles de communication, de commerce et à l’université, on apprendra aux étudiants à parler par phases de cent quarante caractères. Il faudra être bon en calcul mental et avoir le sens de la formule. On appellera ça « la tweetogénie du discours » et ce sera enseigné en rhétorique moderne. C’est le flash que j’ai eu le 2 décembre 2011. Non pas en rêve mais dans la vraie vie. Non pas à l’occasion d’une rencontre de « geeks » mais dans un des temples français du savoir académique.
Il est neuf heures, nous sommes à Sciences Po Paris. Les portes de l’amphithéâtre Jacques Chapsal s’ouvrent : la troisième conférence internationale sur les nouvelles pratiques du journalisme va commencer. Alors que Bruno Patino entame son discours d’introduction, j’observe la salle où nous nous sommes installés aux côtés des étudiants en journalisme de l’école et de plusieurs de leurs futurs confrères. Le dispositif mis en place est impressionnant : sept écrans encerclent l’audience, trois de chaque côté et un septième, plus grand, au-dessus de l’estrade. Tous sont connectés au même site : Twitter.
Ces écrans dont la place semble désormais légitime et normale constituent en réalité une interférence dans le cheminement de l’information de l’émetteur au récepteur : une fois énoncée, elle est à la fois réécrite, commentée, diffusée sur les écrans et lue de façon quasi instantanée par l’émetteur et les récepteurs. Ainsi, alors que le premier invité commence son intervention, sur le réseau, un métatexte se met en place. On s’interroge sur ce qui est dit, on se répond et on se félicite de ce fabuleux « live tweet ». Tous les yeux sont donc rivés sur les ordinateurs, tablettes et autres smartphones – à se demander d’ailleurs à quoi servent les écrans aux murs – ce qui n’a pas l’air de déstabiliser l’intervenant qui continue sa présentation ponctuée de petites phrases bien faites.
Une évolution des pratiques journalistiques
Ainsi, quand l’ex-directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, affirme que « l’alliance entre Le Monde et le Huffington Post est contre-nature », le médiateur s’exclame immédiatement à l’intention des étudiants de l’école : « j’espère que vous l’avez tweeté ! ». On apprend donc aux futurs journalistes à se servir de cette plateforme pour diffuser de l’information, à s’approprier cet outil dans leurs pratiques professionnelles. C’est alors une autre dimension du dispositif qu’il faut interroger : ces quelques écrans sont le signe d’une évolution des pratiques journalistiques. Et si l’on considère les choses sous cet angle, on comprend mieux le rôle des écrans aux murs de l’amphithéâtre. Ils légitiment la pratique du « tweet » en l’institutionnalisant. Mettre des écrans connectés à cette plateforme de microblogging est une façon de normaliser son usage dans une conférence mais aussi de légitimer sa nécessité dans les pratiques journalistiques de collecte et de diffusion de l’information.
La conférence suit son cours et l’on voit défiler invariablement les mêmes phrases retweetées par des dizaines d’apprentis-journalistes. Certaines déclarations, à peine formulées, tombent dans l’oubli alors que d’autres font l’unanimité et se répliquent à l’infini sur le réseau. Question de tweetogénie bien sûr.
En transformant le travail de collecte de l’information des journalistes, Twitter modifie la façon de s’exprimer publiquement, faisant émerger de nouvelles stratégies discursives visant à assurer un écho à son discours. Oubliez phrases complexes et propositions subordonnées. Faites simple, court et percutant.
Certains invités l’ont bien compris et maîtrisent à la perfection cette nouvelle rhétorique, multipliant les petites phrases bien tournées et se suffisant à elles-mêmes, la tweetogénie de la phrase étant aussi sa capacité à faire sens sans contexte ni co-texte.
Cette simplification à l’extrême m’interpelle. Twitter, la nouvelle pensée Powerpoint ? Affaire à suivre. Il est seize heure trente, la conférence est terminée, passionnante presque malgré elle. Son organisation et son déroulement m’en ont plus appris sur les nouvelles pratiques du journalisme que son contenu, en me permettant d’observer comment sont façonnés les usages et les représentations professionnelles.
Monde parallèle, science-fiction ?
Non, pratiques du journalisme moderne.