Comment le jeu télévisé oscille toujours entre futilité et toute-puissance
Lancé le 8 février 2013 sur TF1, Splash le grand plongeon a été vivement critiqué. Ce programme qui proposait 3 vendredis soirs d’affilée un concours de plongeons de célébrités a été regardé par 5 millions de téléspectateurs en moyenne. En dépit de son succès modéré et de son apparence « bon enfant », un tel jeu interroge directement la puissance de la télévision, qui hésite toujours entre vacuité totale et pure fascination.
Un concept flottant
Splash, le grand plongeon est un objet médiatique bien étrange. Attendu par certains avec un petit sourire aux lèvres, comme si l’idée de faire plonger des célébrités dans un bassin ne devait qu’amuser, le lancement du jeu a été précédé de semaines de buzz autour des grosses blessures et petits bobos des candidats durant l’entraînement.
Tout s’apparente ici à un concours traditionnel. Les uns à la suite des autres, les candidats plongent dans un bassin d’eau pour se faire noter par un jury de professionnels, qui évalueront leur courage autant que leur technique. Le saut aura évidemment été suivi d’un flashback sur l’entraînement du candidat, entrecoupé de quelques déclarations de ce dernier au sujet de sa détermination, de sa peur du vide ou de son niveau sportif. En fin d’émission, les notes du jury couplées à celles généreusement envoyées par les téléspectateurs établissent une liste de gagnants qui pourront revenir lors de la finale.
Ce qui intrigue dans cette émission, c’est le choix même du jeu. On a vu des émissions faire appel à des sports d’équipe, à des mélanges de sport ou encore à des compétitions purement physiques, mais créer toute une émission à partir du plongeon est un fait unique. Et si cette proposition déroute, c’est parce que le choix de ce sport offre quelque chose qui apparaît comme proprement anti-télévisuel : un plongeon dure tout au plus quelques secondes. Autre concours, Danse avec les stars (par exemple) propose plusieurs minutes de démonstration par candidat, Splash non. Si l’on s’amusait à réduire l’émission aux seuls sauts des candidats, elle ne durerait plus deux heures, mais bien vingt secondes au maximum, d’autant que seuls huit candidats se succèdent par soir. TF1 propose de faire vivre un film autour d’images quasi instantanées.
Encore plus intrigant, le plongeon appartient à une catégorie de jeux bien particuliers. Il entre dans ce que Roger Caillois nomme l’ilinx c’est-à-dire tous les jeux qui ne reposent que sur l’attrait du vertige. La balançoire pour les enfants ou les sports extrêmes pour les adultes en seraient les meilleurs exemples. Ces jeux n’existent que parce qu’ils proposent de se laisser aller à une force inconsciente et fascinante qui commande aux participants de s’abandonner à leur propre peur. Rares sont les programmes télévisuels qui proposent ce type de jeu ; seuls Fort Boyard et son mythique saut à l’élastique, ou Fear Factor, qui assumait justement de jouer avec les peurs des candidats ont pu y faire appel. Or Splash n’a pas été proposé comme un jeu destiné à faire peur et les bandes-annonces de lancement semblaient plutôt bon enfant. Les caméras qui suivaient les candidats lors des entraînements ont pourtant beaucoup insisté sur la peur du vide de la plupart d’entre eux. L’idée même de vertige et la fascination qu’elle engendre sont au cœur du dispositif.
Vide absolu et jeu de profondeur
Ce qui a été retenu par les téléspectateurs est l’idée d’une émission totalement vide de sens, une sorte de vacuité pure. On a pu lire notamment que TF1 « a atteint le niveau zéro » (lire ici) ou encore « coule sous un tsunami de bêtises »(lire ici). Critiquée par la plupart des journaux pour sa bêtise flagrante, l’émission reposerait tout entière sur l’adage « C’est idiot mais c’est marrant », repris d’Edgar Morin cité par François Jost dans Le Plus du Nouvel Obs. Ce dernier montre très bien deux ressorts principaux du jeu : le burlesque de candidats pris à contre-emploi d’une part, le danger affronté par la réalité d’autre part. Mais ce qu’il y a d’intéressant là-dedans, c’est que Splash est un objet péniblement identifiable, qui repose sur deux ressorts totalement contradictoires. La mise en scène confronte en permanence ces deux inflexions de jeu, l’une légère, l’autre grave, entre la puissance du vertige d’une part, et l’inutilité totale d’un pur divertissement. Le titre même en est révélateur : l’onomatopée « Splash », qui prête gentiment à sourire, se confronte à la solennité du « Grand Plongeon ».
Le rôle des jurés participe à cette ambivalence. Nous avons trois anciens sportifs, de natation, natation synchronisée, ou roller. Si héroïques qu’ils aient pu paraître, on aurait beau les fusionner les trois qu’on aurait peine à créer un seul vrai plongeur. Ces trois-là expliquent leur place davantage par leurs exploits personnels et surtout leurs retentissements médiatiques (particulièrement recyclé dans le cas de Taïg Khris, qui a déjà participé à Koh Lanta) que par leur expertise en matière de plongeon. Ils sont avant tout objets médiatiques. Seul le quatrième juré, Grégory Couratier, a cette connaissance. Inconnu du grand public, le juge international endosse justement le rôle de l’arbitre impitoyable et sévère. Hué bien souvent par le public, il rappelle aux candidats leur faiblesse technique et sert ainsi de caution. Le programme s’inspire du sérieux sportif des compétitions internationales, et le mêle à la frivolité médiatique d’anciens champions licenciés des couvertures de magazines.
Ce qui nous est d’abord présenté comme un programme amusant revêt pourtant bien vite une rhétorique épique. Parce que tout est concentré sur quelques instants de vertige, il faut appuyer la force de ces instants. Ces secondes de chute, qui concentrent tout n’existent qu’une fois un avant posé, qui peut remonter très loin dans les angoisses et l’inconscient du candidat, et pour en accepter l’après, l’avis des juges et du public. Le plongeon est amené comme un instant essentiel, à partir duquel tout peut être différent et que seule la télévision engendre. Le flashback sur Danièle Evenou insiste longuement sur sa noyade à 12 ans qui lui a laissé une panique de l’eau. Plonger est pour elle une libération (« j’y suis arrivé ! ») mais elle a conscience que ce moment-là n’est possible qu’à la télévision (« c’était aujourd’hui ou jamais parce que je ne pouvais pas reculer »). Le pouvoir des animateurs, du public, du jury, de la montre, tout le dispositif en somme tend à forcer la personne à sauter, ce que jamais elle ne ferait seule. Ici, le renoncement est impossible.
Terrorisée par le vide, Sheryfa Luna plonge trop tard et le jury gratifie de mauvaises notes cette candidate trop peureuse. L’émission juge sévèrement ceux qui seraient incapables de se libérer de leurs chaînes. Christophe Beaugrand est rabroué parce qu’il est un « clown » peu attentif. C’est avec sérieux et gravité que le saut est envisagé. Les lumières s’abaissent en une teinte rouge, la musique s’éteint, regards tournés vers le candidat. Dans sa rhétorique, Splash propose aux candidats de devenir des surhommes, capables de vaincre leur angoisse. Les fanfarons s’écrasent très vite sous les « vrais » joueurs. Ainsi Jean-Luc Lahaye, paré d’un courage de Matamore est-il supplanté par Gégé, peureux à la volonté inflexible. La première règle est d’accepter le pouvoir télévisuel qui pousse chacun au-delà et ne laisse plus de choix sitôt le dispositif accepté.
L’accomplissement télévisuel
Le récit des angoisses et des accidents puis la libération et l’avis des juges sur le « courage » des candidats sont des rouages essentiels à faire vivre l’instant du saut dans sa solennité médiatique. Le jeu propose d’ailleurs un plongeon de rattrapage, qui non content de faire payer les téléspectateurs par un deuxième vote, propose aux candidats la capacité de vaincre à nouveau leur peur aux yeux de tous. Il vient acter que le candidat est parvenu au terme de son élévation, que ce qui lui était auparavant impossible est désormais une évidence. Tout en poussant ces pseudo célébrités à la chute, la télévision les érige en modèles de courage. Elle réussit ce retournement spectaculaire et ironique : élever en héros cathodiques ceux qui sont délibérément venus tomber.
Splash est une légèreté annoncée, un moment de délassement et d’inutilité pure, qui par le dispositif même du jeu laisse peu à peu place à la puissance de la télévision et de sa fascination. Condamnée par beaucoup pour sa vacuité, l’émission joue de représentations symboliques de vertige que seul le plongeon pouvait produire. Il faut attendre un sourire complice ou le numéro du troubadour d’un soir en la personne de Gérard Vivès pour nous rappeler que tout cela n’a pourtant pas plus d’ambition que le divertissement.
Est-ce que parée de légèreté, la télévision n’en est pas moins un objet d’une incroyable puissance, ou bien, est-ce que parée de gravité, la télévision n’est pas plutôt un objet de pur divertissement ? A travers Splash, c’est comme si la télévision elle-même n’était qu’un grand jeu.
Pour prolonger
Caillois Roger, Les Jeux et les hommes
Article de François Jost dans Le Plus du Nouvel Obs
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