Supports hybrides et magazines : la fin de la lutte papier-digital ?

Les apparences peuvent porter à croire que le papier est promis à la disparition puisque de nombreux  journaux se spécialisent dans le numérique. Si tous les magazines et quotidiens disposent aujourd’hui d’un site internet, sinon d’une offre d’abonnement à leur version en ligne, certains ne s’embarrassent même plus d’une version papier. Dans un tel contexte, quels sont les enjeux et la valeur du papier ?

Newsweek était, avec le Time, l’un des deux magazines d’informations américains les plus vendus et les plus présents dans la vie des Américains. Né en 1933, il a couvert aussi bien la lutte pour les droits civiques que la guerre du Vietnam en passant par la lutte contre le SIDA. Il s’agissait donc d’un acteur fondamental de la presse américaine. Et pourtant, le 31 décembre 2012, le dernier numéro papier est publié avec en couverture une photo de New-York en noir et blanc sur laquelle est imprimée la mention “#lastprintissue”. L’utilisation du hashtag n’est pas anodine : la responsabilité de cette « fin » est attribuée à internet, à la presse en ligne et aux réseaux sociaux, qui constituent la nouvelle façon, gratuite, de s’informer pour 50% des Américains en 2012[1]. Newsweek ne disparaît pas, mais décide de mettre un terme à l’impression d’une version papier trop chère à produire alors que ses revenus sont en baisse constante  : de moins en moins de publicité (qui délaisse la presse papier pour les médias numériques : en 2012, le chiffre d’affaires de la publicité en ligne est de plus de 34 milliards d’euros contre 28,2 milliards d’euros pour la publicité imprimée[2]) et une baisse drastique de sa diffusion (seulement 1,5 million d’exemplaires en 2012, plus du double pour le Time[3]). Apparaît alors Newsweek Global, un magazine numérique, dont les contenus sont accessibles uniquement par abonnement.  Cette conversion est symbolique : un grand titre de presse américain met un terme à sa diffusion papier pour se concentrer uniquement sur sa version numérique.

En suivant cette tendance, de nombreux sites internet ont été créés. Parmi eux figurent des webzines, qui ne disposent pas de version papier (ce qui est foncièrement différent de la tendance poussant chaque titre de presse, à se créer un site internet, copie de leur support papier). Ces webzines ont su se créer, évoluer, et se conformer à ce nouveau support qu’est le numérique puisqu’ils sont nés dessus, et n’ont pas eu à y adapter leurs contenus comme les médias traditionnels. Certains ont disparu, d’autres ont réussi à se dégager de la masse des concurrents, à se professionnaliser, et à générer des revenus malgré l’imaginaire de la gratuité d’internet, très prégnant dans la société française.

Or, certains de ces webzines ont décidé de lancer une version papier basée sur leur site internet. Ils s’inscrivent bien dans une contradiction drastique avec l’affirmation régulièrement assenée de « la mort imminente du papier » (« Le papier est mort, vive le e-journal » titre le Huffington Post[4] ; « Tout le monde prédit la mort du support papier pour une migration sur le net » peut-on lire dans Libération[5]),

La question ici est donc de savoir quelle est la raison qui pousse ces webzines fructueux sur le web dans l’aventure du support papier. Quels sont les apports du support papier par rapport à ceux du support numérique qui poussent des modèles internet à succès à se convertir dans le papier ?

Contrairement aux idées reçues, ne faut-il pas voir dans la situation médiatique qui nous est contemporaine un contexte particulièrement favorable au support papier ? En effet, le papier est totalement intégré dans nos modes de vie et dans notre quotidien : on trouve presque tous les jours du courrier dans notre boîte aux lettres, privée ou professionnelle. Et pas seulement : on y trouve aussi des prospectus publicitaires, souvent en grand nombre ! Pour les citadins, il est difficile de prendre les transports sans qu’on ne leur mette à disposition, voire qu’on ne leur donne en main propre, un numéro de journal gratuit comme 20 Minutes, Direct Matin ou encore Métro, et ce depuis les années 2000.

Malgré tout, il semble logique de penser que le support numérique apporte lui aussi une valeur ajoutée non négligeable au contenu du webzine de par son aspect multi-supports : textes et images, mais aussi vidéos, musique, liens hypertextes pour approfondir le sujet traité, etc. Il apporte une apparence d’exhaustivité qui ne peut que séduire le lecteur : des pistes lui sont données pour approfondir lui-même le sujet donné. Pourquoi alors ne pas mettre en place une hybridité entre les supports, et s’inscrire à la fois sur le papier et sur le numérique et ainsi compléter les lacunes de l’un par les forces de l’autre ?

Reprenons ici l’exemple de Newsweek, qui en 2014 a décidé de relancer une version papier, s’inspirant des contenus du site, et n’étant disponible que par abonnements. La diffusion est de fait moins large, et s’adresse uniquement aux fidèles lecteurs, qui disposaient déjà d’un abonnement à la version web. Ainsi, nous constatons que même après avoir pris la décision révolutionnaire de mettre un terme à sa version papier, pour se concentrer uniquement sur un pure-player, l’équipe de rédaction et l’équipe marketing ont décidé de revenir à une version papier. Il semble ici évident que le support papier n’est donc pas un simple support, et que les professionnels du métier ont connaissance de l’importance que représente le papier pour les individus. Cette importance est très présente, et ce même chez les nouvelles générations qu’il est facile de considérer comme uniquement concentrées sur le web et les supports numériques.

De fait, le papier est un « impensé » : il est utilisé naturellement, par réflexe (lettres, listes de course, supports de notes, etc.). Aujourd’hui, en devenant un objet « en voie de disparition », le journal imprimé prend une nouvelle valeur et acquiert un nouveau statut : celui d’un objet de luxe, rare et précieux. Il est maintenant lié à ces nouveaux imaginaires, et c’est sur quoi jouent les équipes marketing quand elles lancent les versions papiers des sites web.  Ainsi, Vice Magazine, comparé à son nombre de lecteurs sur internet, imprime un nombre extrêmement faible d’exemplaires : il y a ici un réel jeu sur cet imaginaire de la rareté, censé d’autant plus pousser les lecteurs internautes fidèles à vouloir posséder ce numéro. Le papier, parce qu’il est rare, devient un gage de qualité.

Anouk Renouvel