Le 23 novembre 2016, Viceland, la chaîne du groupe Vice Media, débarquait en France pour séduire les 16-34 ans captivés par Internet et les amener devant l’ancêtre du Smartphone : la télévision. Comment un média alternatif tel que Vice a-t-il réussi à créer un véritable empire du marketing, symbole du changement de la donne médiatique ? Effeuillage a décidé de plonger dans les coulisses de cette marque média, prisée par la jeunesse, dont les diverses activités ne sont pas forcément connues.
Vice magazine était à l’origine un fanzine underground gratuit lancé en 1994 à Montréal intitulé « Voice of Montreal ». Financé par l’Etat, ce magazine était un programme de réinsertion pour les jeunes drogués. C’est en 1996, lorsque le magazine a souhaité s’affranchir de ses obligations, qu’il est rebaptisé « Vice ». Gardant son goût pour les pratiques artistiques et culturelles marginales, le titre n’a cessé de connaître une renommée grandissante au fur et à mesure de sa professionnalisation journalistique. Traitant de plus en plus de sujets de société au côté de cette culture urbaine qu’il promeut, Vice[1] s’est imposé progressivement comme une référence, d’abord sur le papier et évidemment désormais sur tous nos écrans.
Le Guide Vice de l’expansion médiatique ?
Vice, autoproclamé « Le guide ultime de la connaissance », est l’un des médias les plus ambitieux développés sur internet ces dix dernières années. Alternatif, il est connu pour ses reportages très décalés tels que « Interview with a cannibal » et « World’s scariest drug » (la drogue la plus effrayante du monde). Les journalistes, aussi bien dans le style des articles que dans les discours d’accompagnement, aiment se revendiquer d’une contre-culture. Pourtant, étonnamment, parmi les actionnaires de Vice, on retrouve Disney, avec 20% de capital, ainsi que 5% par Rupert Murdoch (actionnaire majoritaire de News Corporation, l’un des plus grands groupes de médias au monde)[2]. Si de tels investissements ont été apportés, c’est parce que depuis quelques années Vice Media produit de l’extension de marque, c’est-à-dire que la société se développe avec de nouveaux produits et de nouvelles activités, qui ont cette caractéristique de ne pas toutes être médiatiques. Comme cas d’école de ce type de stratégie, on peut citer Redbull, marque de boisson énergisante, qui s’est diversifiée à travers le sport, les jeux vidéo et les concerts.
L’objectif d’un tel positionnement est de développer l’activité en faisant fructifier la notoriété préalablement acquise. Et c’est précisément ce que Vice Media développe depuis plusieurs années à travers Vice, le magazine papier (1994), Viceland, le magazine en ligne (2013), VBS.TV, la chaîne de télévision en ligne (2007), Vice Records, le label de musique (2002), et plus récemment Vice Books, la maison d’édition (2008). Vice Media a aussi investi d’autres domaines que les médias, par exemple avec l’organisation de soirées (très réputées à Londres pour leurs chaises volantes) ou encore l’ouverture d’un bar éphémère baptisé « Le Repaire Jägermeister » en 2016 à Paris. Avec vingt-deux bureaux dans le monde, Vice répand son ADN, ou plus précisément sa culture. Sa maison d’édition imprime ainsi la revue papier et les œuvres de ses photographes. La maison de disque produit des œuvres émanant de reportages ou d’artistes à la culture alternative tels que les Black Lips. La diversification de ces activités permet alors à Vice Media de toucher un public étendu à travers tous les canaux de communication, et c’est probablement ce qui a pu pousser des géants américains à investir. Néanmoins, si cette information peut surprendre pour Vice, l’investissement de grands groupes industriels dans la presse est loin d’être une exception ou un phénomène américain. Il s’agit d’une pratique commune dans de nombreux pays[3], mais Vice a la particularité de se servir de ces investissements pour proposer un nouveau système : Virtue.
Virtue, l’association du Brand Content et du Native Advertising
« Virtue », en français « Vertu », soit l’antonyme du « Vice », pourrait sembler être une blague de mauvais goût générée par le groupe Vice Media. Mais ce n’en est pas une, bien au contraire. Virtue est une agence de conseil en stratégie développée par Vice, dont le but est d’analyser précisément la culture générée ou propagée par Vice, en ciblant un public jeune. Autrement dit, Virtue travaille sur la force médiatique de Vice à influencer les jeunes sur leurs modes de consommation. Le fonctionnement de l’agence Virtue se met alors en place à travers les étapes suivantes : les marques travaillent main dans la main avec Vice sur l’élaboration d’une campagne de communication, Vice élabore du contenu médiatique pour les marques et les met en avant sur ses supports médiatiques[4].
Virtue va ainsi associer du Brand Content (des contenus produits par les marques dans une logique marketing pour faire vendre) et le Native Advertising (« Publicité Native », la publicité est insérée de façon naturelle dans les contenus en ligne ; web, vidéo, résultats de recherche, de façon à ne pas paraître aussi intrusive que les pop-up ou les vidéos publicitaires YouTube). Pour décrire concrètement ce processus, l’un des premiers cas de figure explicites est celui de la bannière publicitaire pour Ray-Ban, apparue sur le site de Vice en 2014. Cette publicité renvoie vers une vidéo YouTube pour Ray-Ban. La vidéo nous invite alors à suivre le groupe Chromeo pendant une journée de studio où chacun des membres du band porte des lunettes de la marque Ray-Ban. La vidéo relève donc, à première vue, du Brand Content. Cependant, toute la stratégie marketing a été élaborée par Virtue, celle-ci contrôlant l’ensemble de la chaîne, de la stratégie à la réalisation en passant par le media et le contenu. Vice insère les bannières de publicité sur son site, qui redirige vers une vidéo de sa production, faisant la promotion de son client « Ray-Ban », tout comme celle du groupe Chromeo (dont les droits sont gérés par Vice Records). Avec cette seule page web, Vice réussit ainsi à générer des gains à travers l’espace de publicité disponible, la réalisation de la vidéo et la promotion du groupe. La boucle est donc bouclée. Vice Media parvient, via Virtue, à relier ses extensions de marques entre elles.
Derrière cette habileté marketing, une telle pratique amène à se demander si Vice Media ne serait pas en train de se créer un empire de données marketing, valeurs devenues essentielles en ces temps où le big data est présenté comme le carburant de demain[5]. Surtout, Virtue semble être une évolution du « publirédactionnel », un entremêlement encore plus fort entre des contenus journalistiques et publicitaires, car intégrés à une stratégie marketing plus vaste, au service de la diversification même des activités de la marque média. Néanmoins, alors que Virtue prend de plus en plus d’importance au sein du dispositif Vice, la question de la légitimité journalistique pourra rapidement se poser. Car en se servant de la plume de leurs auteurs à des fins explicitement commerciales, c’est toute l’indépendance, sur laquelle a toujours reposé le média, qui se retrouve mise en question.
En suivant l’évolution des modes de consommation depuis l’émergence du web 2.0 et des nouvelles pratiques marketing (usage désormais indispensable des réseaux sociaux, Native Advertising et Brand Content), Vice souhaite répondre à la demande des marques, en recherche d’espaces correspondant au ciblage de leur clients. Et c’est bien dans ce domaine que Vice Media peut devenir un acteur majeur à travers la mise en vente de ses espaces de communications (magazine papier, newsletter, vidéo). Face à cette puissance (200 millions de visiteurs sur les sites) et cette expansion, les agences de publicité n’ont qu’à bien se tenir. Et si aujourd’hui Virtue est encore un cas isolé pour un média de cette ampleur, il est probable que l’avenir voit ce genre de pratiques se démocratiser, voire se normaliser. Indéniablement, nous nous tournons vers un internet dans lequel le marketing ne cesse d’occuper une place prépondérante (à une époque, les résultats sponsorisés sur Google n’existait pas, les posts intempestifs sur Facebook non plus). Vice, en tant que bon précurseur, l’a bien compris. Mais il deviendra alors nécessaire de disposer d’outils pour décrypter les contenus offerts par les médias et hiérarchiser l’importance de l’information, afin de ne pas tomber dans une certaine spirale publicitaire. Et peut-être même que ces outils seront développés par Vice lui-même, histoire de perdurer en circuit fermé…
[1] Ce mensuel papier, apparu en France beaucoup plus tardivement (2007), est distribué à environ 80 000 exemplaires dans 550 points de distribution tel que des bars, des cinémas, des galeries d’art… Il est composé de traductions de la version américaine et d’articles originaux français.
[2] Pour Murdoch, l’acquisition de ces parts d’entreprise s’effectue à travers la 21th Century Fox et pour le groupe Walt Disney, le versement des fonds s’est effectué à travers A&E Television et Walt Disney Company. L’adjonction en 2013 par Murdoch et en 2016 par Disney représente 520 millions de dollars.
[3] En France, par exemple, Serge Dassault détient le groupe Le Figaro, Vincent Bolloré détient le groupe Canal + (Canal +, iTélé, D8, D17), Xavier Niel, accompagné de Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, a créé un fonds pour acquérir des médias, dont Le Monde, Télérama, Le Nouvel Observateur.
[4] Elle revendique 200 millions de visiteurs uniques par mois dans le monde entier, soit l’équivalent de Buzzfeed ou du Guardian.
[5] Expression utilisée dans plusieurs articles des Échos et du Nouvel Économiste notamment.