YouTube – Le clip dans le miroir : mythe de narcisse ou parole performative ?

Le 3 novembre 2013, au Pier 36 à New York, des centaines de personnes assistaient à la première cérémonie musicale des YouTube Music Awards. Bien assis dans leur fauteuil, ils découvraient alors le nouveau clip vidéo d’ « Afterlife »  d’Arcade Fire : le visage de l’actrice américaine Greta Gerwig leur faisait face en gros plan et derrière elle, un banal intérieur d’appartement ; elle se jetait alors dans les bras d’un homme et l’embrassait avec fougue – sans doute pour la toute dernière fois -, puis se lançait dans une sorte de danse libératoire qui la conduisait dans une forêt fantomatique et inquiétante. Les spectateurs ne le savaient pas à ce moment-là – et ils ne pouvaient d’ailleurs nullement le deviner -, mais ce clip qu’ils avaient pourtant sous les yeux, n’existait pas encore.

Lors de la projection du clip au tout début de la cérémonie des YouTube Music Awards, l’actrice Greta Gerwig, pourtant bien présente dans l’écran géant sur lequel était projeté le clip « Afterlife » d’Arcade Fire, jaillissait subitement, à mi-parcours de l’oeuvre, de son étrange forêt pour atterrir précisément, en chair et en os, parée du même costume que celui qu’elle portait quelques secondes plus tôt à l’écran, sur la scène du Pier 36. Filmée en direct aux côtés des musiciens du groupe et rapidement rejointe par de jeunes danseuses, elle transformait ainsi le récit fictionnel du clip – racontant l’histoire d’une rupture amoureuse – en performance live. En somme : le public présent ce soir-là dans la salle assistait non pas à la première projection du clip, mais bien au tournage en direct de celui-ci. L’expérience, reposant ainsi sur le ressort de la mise en abîme, était proprement inédite et novatrice en ce que l’espace cinégraphique de la projection (la salle) devenait l’espace cinématographique représenté (le film lui-même) et faisait de l’hôte (YouTube) l’opérateur de cette transformation.

Finalement, ce que le clip d’ « Afterlife » tel qu’il était projeté aux YouTube Music Awards mettait en scène lors de la cérémonie, c’était bien moins l’histoire d’amour déçu de Greta Gerwing. Ce n’était sans doute pas non plus le récit d’une mystification médiatique qui, comme par magie, faisait jaillir la protagoniste de l’écran pour la faire atterrir sur la scène. Mais peut-être bien plus le récit d’une nouvelle stratégie médiatique.

Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui je suis

La plateforme, née en 2005, est à l’origine un site hébergeur de contenus vidéo. Cantonnée depuis ses débuts à un rôle de simple agrégateur, compilant toutes les vidéos mises en circulation sur le net, elle prétend aujourd’hui à un rôle prescripteur, notamment dans le domaine de la musique. C’est en tout cas ce que donne à voir l’organisation de cette cérémonie de prix où l’on voit se dessiner, en parallèle du dispositif et du discours, une volonté évidente de la chaîne de s’imposer dorénavant comme producteur à part entière de contenus audiovisuels.

YouTube endosse donc, le temps d’une soirée, l’éthos de producteur de contenus. De cette façon, la plateforme légitime la conquête de son nouveau statut de « jury » qui évalue les contenus qu’elle héberge. La prétention de YouTube à se positionner comme tel lors de la cérémonie des YouTube Music Awards se justifie de plusieurs façons : le choix de la direction artistique de l’événement, l’omniprésence de la marque et la symbolique de la récompense. En faisant de l’Américain Spike Jonze, réalisateur de clips vidéo en vogue et multi-primé, le directeur artistique de l’évènement, YouTube assoit sa crédibilité artistique de façon indiscutable et fait sienne une famille d’artistes tels que les acteurs Jason Schwarzman et Rashisa Jones, proches du cinéaste et présentateurs de la cérémonie. Il existe par ailleurs un clip officiel pour le titre « Afterlife », réalisé par Emily Kai Bock, autre réalisatrice réputée. En dépit de cela, et afin de marquer l’événement, YouTube en fait tourner un nouveau par Spike Jonze, en direct, créé spécialement pour la cérémonie et diffusé uniquement sur YouTube, qui obtient dès lors le statut de producteur d’une oeuvre originale.

L’habillage de l’événement vient ensuite conforter cette démarche de légitimation en plaçant le logo de l’hébergeur-phare au cœur du décor, le signe « play ». Le clip, tourné en live lors de la cérémonie officielle est définitivement associé à cette dernière, et par là même à ce logo omniprésent. Estampillé YouTube, spécialement proposé par YouTube sur YouTube, le média quitte ainsi sa dimension de simple agrégateur pour endosser son rôle de producteur créatif original, rôle qu’il double du statut de juge en remettant des trophées.

De l’autre côté du miroir : de nouvelles sources de revenus et de référencement

 La symbolique de la remise de prix est effectivement très forte. YouTube n’est plus simple spectateur/diffuseur de ses contenus, mais met en scène sa propre mutation. La remise de prix, associée à son statut de chaîne leader à la notoriété incontestée, lui permet d’accéder au statut de « jury » et plus largement à celui de de prescripteur. Le « jugement », soit le choix des lauréats aux différents prix est certes indirect, ce sont en effet les internautes qui votent, en partageant les vidéos de leurs choix sur Facebook, Twitter ou Google+, mais la mainmise de YouTube n’en est pas moins totale. Les vidéos nominées sont ainsi choisies parmi les plus vues de l’année, ce qui est une manière de valoriser l’effet catalyseur de YouTube dans l’émergence d’un artiste. Par ailleurs, en intitulant les différents prix « phénomène YouTube » ou « prix de l’innovation », la plateforme associe définitivement sa marque à la qualité et à la découverte. En passant par l’intermédiaire des internautes, YouTube évite ainsi une auto-célébration trop flagrante et semble laisser s’exprimer la grande communauté des YouTubers qui fait son succès.

La plateforme élargit ainsi son champ d’activité en devenant un acteur incontournable du secteur de la musique et plus largement du paysage audiovisuel. En devenant prescripteur, la chaîne se donne également la possibilité de monétiser ses audiences en développant de vraies stratégies de référencement, une aubaine pour les marques avec lesquelles elle collabore. La marque KIA, en l’occurrence, est complètement intégrée à la cérémonie, sans rupture de ton lors des coupures publicitaires.

L’envers du miroir ou la véritable ambition de YouTube

Cependant les nouvelles velléités artistiques de YouTube ne font pas nécessairement l’unanimité. Décriée par de nombreux internautes et artistes, la cérémonie des YouTube Music Awards a provoqué de nombreuses réactions négatives, en témoignent les commentaires de la vidéo. La légitimité de la chaîne à se positionner en tant que juge sur la qualité artistique d’une quelconque production audiovisuelle est fortement remise en question. N’étant pas elle-même originellement créatrice de contenus, mais simple diffuseur, la démarche peut en effet paraître biaisée. La volonté de YouTube de se poser en juge en délivrant des prix est un repositionnement d’image destiné à s’accorder une crédibilité et un statut qui lui faisaient jusqu’alors défaut, mais l’on peut douter de sa faculté à faire oublier son statut d’hébergeur, même le temps d’une cérémonie.

Par l’intermédiaire de ce clip d’Arcade Fire projeté lors de la première cérémonie des YouTube Music Awards, finalement, YouTube crée un système complexe d’emboîtement de discours. D’abord, la plateforme construit un discours sur le clip, sa fonction et sa nature, qui s’énonce, notamment, à travers la voix d’un groupe de musique, Arcade Fire, connu pour avoir toujours pris grand soin de placer au coeur de son travail, une réflexion sur la vidéo musicale. Ce faisant, la plateforme web transgresse alors symboliquement les limites qu’elle s’était elle-même fixées lors de sa création. La plateforme donne dès lors à voir le fait qu’elle ait déjà initié un travail de mutation et affiche clairement son ambition de le poursuivre afin de devenir une marque médiatique capable de mettre à la disposition de ses utilisateurs une expérience unique. Enfin, ce que YouTube nous donne à voir, c’est une vision de soi-même dans cette mutation idéalisée vers un devenir « chaîne ».

En somme, si le propre d’un miroir est de refléter l’image une seconde fois et d’offrir ainsi la possibilité, comme l’a montré Virginie Spiès dans son ouvrage La télévision dans le miroir, de jouer avec le dispositif d’énonciation, YouTube, en travaillant la mise en abîme spectaculaire, parvient bien à tenir un discours sur son propre devenir médiatique et à s’instituer, par la production de cette oeuvre originale, comme chaîne.

Manon Conan, Margaux de Thoisy, Renan Gervais, Gaëtan Manouvrier, Manon Marcillat, Thibaut Ozil

La télévision dans le miroir, Théorie, histoire et analyse des émissions réflexives / Virginie Spies / Date de parution 02/06/2004