Le webdocumentaire IN LIMBO : la mémoire infaillible du réseau

Lundi 9 février 2015 sortait sur ARTE Future IN LIMBO d’Antoine Viviani (qui avait déjà réalisé le webdocumentaire IN SITU). Ce webdocumentaire questionne la place de notre mémoire et l’évolution de notre identité à l’ère d’Internet. On nous y dévoile un monde où nos données hantent à jamais le monde numérique, où l’oubli n’est plus possible. Le documentaire est bi-face : d’un côté, nous écoutons le témoignage de personnes data-friendly (ayant un avis positif sur la collecte de données) qui nous exposent leur vision d’Internet ; de l’autre, le film est ponctué d’images et d’informations nous concernant (trouvées sur les réseaux sociaux à l’aide de notre nom). Un savant mélange donc entre un discours informatif sur les évolutions d’Internet et une plongée dans nos souvenirs numériques provoquant malaise et curiosité.

Le fantasme d’un monde hypermnésique

Comme la plupart des contenus proposés par ARTE Future, IN LIMBO tente de prendre de la distance avec les discours stéréotypés et anxiogènes qui sont souvent accolés aux innovations technologiques. Il faut le rappeler, chaque jour des millions d’utilisateurs fournissent tout à fait consciemment des données les concernant sans qu’on leur ait forcé la main. Le documentaire s’ouvre sur le témoignage de Gordon Bell, l’un des pionniers d’Internet. Cet homme, âgé, explique que la vieillesse s’accompagne forcément d’un affaissement des souvenirs, Internet est donc pour lui le moyen de conserver de façon permanente sa mémoire sans l’altérer. Il permet d’archiver notre vie afin de nous rendre, en un sens, immortel.

Le témoignage de l’artiste Laura Frick pousse cette idée encore plus loin. Selon elle, Internet serait le moyen idéal de se connaître soi-même. En effet, une idée traverse ce documentaire : si nous sommes exposés à l’oubli, nos « datas », elles, sont rangées et conservées précieusement dans le monde numérique qui, dès lors, nous connaîtrait mieux que nous ne nous connaissons nous-même. Pour ainsi dire : Internet vous connaît mieux que vos propres parents. Laura Frick considère que la collecte de « datas » n’est pas un effet secondaire de sa pratique du numérique mais bel et bien le but principal : en collectant suffisamment de données, elle pourra enfin savoir qui elle est. Internet deviendrait alors une sorte de « parcours initiatique » pour se découvrir et être en accord avec soi-même. « Si les données permettent de mieux comprendre qui nous sommes, pourquoi avons-nous peur d’elles ? » demande-t-elle.

Internet, une nouvelle religion ?

Beaucoup de discours dénoncent la surveillance dont nous sommes l’objet et veulent nous alerter contre les dangers de cet espionnage que nous cautionnons indirectement ; mais aux yeux de Laura Frick, il n’y aurait rien de plus naturel que de se surveiller soi-même. Internet serait un moyen de s’auto-analyser afin de vivre plus intensément. Dans IN LIMBO, un homme qui s’est coupé du monde numérique – car son entreprise le paye pour ne plus utiliser Internet – témoigne et déclare se sentir diminué, voire même « stupide ». Son expérience de vie ne peut être complétée par aucun développement numérique, contrairement à chacun d’entre nous.

A la fin du documentaire, l’historien George Dyson déclare même considérer l’Internet comme une forme de religion. Toutes ses valeurs, de transparence, de circulation, d’authenticité seraient tirées du monde 2.0, qui prendrait les allures d’un messie omniscient et ayant réponse à tout.

Mise en abîme du discours : un documentaire « augmenté »

Tous ces témoignages sont ponctués d’invitations à nous « plonger » dans les limbes du réseau. En effet, au début du webdocumentaire, l’internaute est invité à se connecter à ses réseaux sociaux afin de permettre une collecte d’informations et d’images le concernant. A plusieurs reprises, le visionnage est interrompu par un mélange entre des images de souvenirs assez « consensuels » (un anniversaire, des vacances à la mer, un jeu avec un enfant) et les propres images de l’internaute (trouvées sur Facebook, Instagram, LinkedIn…). Apparaissent alors dans un effet de fondue assez perturbant des photos, de nous, de nos amis, prises parfois il y a quelques mois, parfois il y a plusieurs années. Ce montage improvisé s’accompagne d’une musique étrange et dérangeante. On est surpris, presque mal à l’aise lors de cette première plongée, mais dès la deuxième, notre posture change et nous devenons curieux : que vais-je trouver ? Quelle photo de ma vie a-t-elle été sélectionnée ? Entre malaise et voyeurisme, ce « voyage sensoriel » nous met donc face à nos propres contradictions : comment puis-je me plaindre, avoir peur de cette « surveillance » alors que j’ai publié délibérément toutes ces informations me concernant ?

IN LIMBO tout en reprenant les codes du documentaire classique (un récit linéaire, des témoignages informatifs) nous propose également une expérience personnalisée, une « plongée au cœur du réseau ». Plus qu’une simple démonstration, le documentaire prend une dimension exploratoire qui nous invite à nous questionner sur la place qu’a prise Internet dans notre vie et dans la constitution de notre identité.

Clémence Laurent