Les photographies « Ducs du rap » : quand la Rue entre dans l’Histoire
Mêlant art de la provocation et maîtrise d’une parole née pour contester et convaincre, le rap français fonde aujourd’hui sa puissance sur un paradoxe : mal et peu représenté dans les médias, ne bénéficiant pas d’une critique artistique sérieuse, il reste néanmoins très écouté. La France est, en dépit de ce contexte hostile, le deuxième marché mondial du rap, juste derrière les États-Unis.
J’ai voulu, dans mon mémoire de Master 1, décrypter, analyser et effeuiller les stratégies médiatiques mises en place par les rappeurs lorsque ces derniers tentent de se présenter autrement, en marge de la représentation du rappeur issue de l’imaginaire médiatique qui déploie une figure fantasmée d’un gangster polémique et marginal.
La série de photographies Ducs du rap, réalisée par Vincent Desailly pour le magazine Snatch : le shot culturel¹ en avril 2012, constitue un terrain d’analyse sémiotique particulièrement intéressant. Les photographies mettent en scène plusieurs rappeurs de renom – Oxmo Puccino, Youssoupha, RimK, Disiz, Guizmo, AlKpote – déguisés en ducs dans un décor monarchique.
Penchons-nous sur le portrait d’Oxmo Puccino.
Au symbole du gun est substitué celui du sceptre
Le rappeur est présent au centre de la photographie, sous un lustre scintillant. Au second plan, on distingue une cheminée ornée de dorures et surplombée par un miroir. Autant de codes de l’opulence et de la richesse, attributs volontiers revendiqués par les rappeurs, mais ici déplacés du terrain de la rue et de la société de consommation vers une sphère symbolique, celle de l’Histoire de France. Tout se passe comme si au symbole du gun était substitué celui du sceptre.
Cette photographie investit un lieu historique emblématique de la culture française, le château du Roi. Le choix du décor évoque un parcours qui consiste, pour le rappeur, à partir de la rue pour arriver à Versailles. L’ascension sociale ici mise en scène renvoie à l’un des thèmes récurrents du rap : l’aspiration à changer de milieu, à gravir l’échelle sociale. L’investissement d’un tel décor touche également à la question des origines. En effet, si les rappeurs photographiés ont tous des origines africaines qu’ils revendiquent (et cette revendication est un élément essentiel de leur parole artistique et médiatique), elles sont ici intégrées au décor somptueux des appartements de la Cour, et deviennent donc emblématiques du patrimoine français. Photographier le rappeur en duc revient alors à l’intégrer au sein de la culture française et à en faire l’un de ses fleurons.
Un rappeur chevaleresque, vêtu d’une garde-robe royale, qui se tient droit et fier devant ses appartements, cela peut étonner, choquer ou encore provoquer l’amusement. Vincent Dessailly fait se côtoyer deux mondes en apparence radicalement opposés, que ce soit de par l’époque représentée ou de par les symboles empruntés, qui viennent insérer le rappeur dans un cadre noble, anti-vitrine du monde de la rue et du Rap Game où l’on est contraint de sans cesse se battre à coup de punchlines² pour gagner la reconnaissance de ses pairs et de ses rivaux.
Les codes du rap, déguisés, remastérisés, et réinterprétés
Oxmo Puccino, démon de la rime, est perdu dans un décor monarchique qui colle pourtant si bien au personnage, comme une seconde peau. En effet, en nous penchant de nouveau sur cette photographie et en nous intéressant cette fois-ci aux symboles propres au rap français que l’on retrouve dans cette mise en scène, on se rend compte que les attributs de la noblesse ne sont qu’en apparence éloignés de l’univers de la rue.
Penchons-nous par exemple sur les habits du rappeur. Oxmo Puccino revêt l’apparat vestimentaire du parfait monarque, des bottes au manteau, en passant par le chapeau venu remplacer l’habituelle casquette. Des sappes « bling bling » d’une autre époque. Soulignons encore sa position : de trois quarts, les mains jointes, le regard défiant. Le rappeur paraît nous provoquer, nous inviter au challenge, redonnant toute sa noblesse à l’ego-trip³, posture omniprésente dans le rap, devenue l’un des stéréotypes du genre. Les codes du rap ne sont-ils pas, au final, les codes de la monarchie, déguisés et réinterprétés par les rappeurs eux-mêmes ? Booba ne se présente-il pas comme « Le Duc de Boulogne », Rohff comme « Le Boss du Rap Game » ? De même que la Cour du Roi est un lieu de vie et de pouvoir où l’on se montre et où l’on joue de ses relations pour se faire respecter, le Rap Game repose sur l’entourage, le crew, et sur la réputation des rappeurs. Comme les ducs, les rappeurs sont en somme des figures d’autorité, qui veulent que tous reconnaissent leur pouvoir et n’osent le défier.
Superposition habile entre les codes du rap et ceux de la monarchie, cette série de photographie fonctionne comme une stratégie de détournement. Détourner pour mieux régner est l’un des leitmotive du rappeur. Dans cette série de photographies, il se distancie et s’émancipe des discours réducteurs qui lui sont souvent attribués par les détracteurs et méconnaisseurs du genre en s’incarnant dans des représentations hyperboliques du pouvoir. On blâme le rappeur pour son irrévérence et son attitude provocante ? Les Ducs du rap répondent par l’autodérision, en jouant avec les clichés véhiculés par leurs pairs – l’argent, le pouvoir et le luxe – les resignifiant dans un décor théâtral et sentencieux.
[iconbox title= »Pour prolonger : » icon= »Book_Large.png »]Diane UZAN, Mémoire de Master 1, Les mises en scène du discours identitaire dans le rap français, 2012.[/iconbox]
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1. Voir Snatch n° 12.
2. Une punchline est un terme utilisé par les rappeurs pour désigner des rimes formant une phrase au contenu cinglant.
3. L’ego-trip est l’acte par lequel le rappeur s’autoproclame leader incontestable et prodige du rap.