Nathalie Pignard-Cheynel et Brigitte Sebbah se sont intéressées aux nouvelles pratiques de production de contenu et d’écriture journalistique qui sont apparues à l’ère numérique. Elles ont décidé de se focaliser sur le live blogging, qui correspond à une pratique journalistique très outillée. Elles ont mené pendant 5 ans une étude portant sur lemonde.fr.
Éléments de contexte et de définition
Pour commencer, il convient de revenir sur ce qu’est le live blogging. Cette pratique apparaît dans les années 2000 sur des sites anglo-saxons, et consiste à poster des messages sur un blog dans le but de couvrir un événement en direct. Sur ce type de blog, on trouve une forme spécifique d’articles embedded (c’est-à dire intégrés) qui sont régulièrement réactualisés. Ces éléments postés sont présentés antéchronologiquement.
Le live blogging est un format natif du numérique. Nathalie Pignard-Cheynel et Brigitte Sebbah ont eu la volonté d’analyser l’outil dans sa conception et dans son évolution. Elles ont eu accès à la plateforme de live blogging du monde.fr à une période où celle-ci évoluait. Il en a découlé une volonté de s’intéresser autant au rapport des journalistes à cet outil qu’au live en tant que genre éditorial.
Le live blogging est appréhendé comme un dispositif sociotechnique. Il s’agit d’une pratique technicisée qui implique un contrat de lecture et un positionnement éditorial triple :
- La couverture d’un événement en temps réel ;L’agrégation de différents contenus et l’enrichissement de ces contenus par des sources multimédia (ex : vidéos, photos, infographies) ou émanant de Twitter ;
-
L’internaute est invité à participer. C’est cela qui va fondamentalement distinguer le live blogging du direct télévisuel ou radiophonique.
Il existe 3 grandes formes de live :
-
Le live prévisible (ex : événements sportifs ou élections) ;
-
Le live « breaking news » : il s’agit de l’actualité inattendue (ex : catastrophes naturelles, affaire DSK) ;
-
Le live en continu ou permanent comme le font Libération ou France TV.
Pour mesurer l’ampleur qu’a prise le live blogging, on peut noter qu’entre septembre 2009 et septembre 2014, le monde.fr a réalisé près de 400 lives avec l’outil Coveritlive. L’année 2011 a été une année très faste en événements (Affaire DSK, Fukushima, événements dans le monde arabe…). On a ainsi pu réellement prendre conscience du live blogging comme véritable « aspirateur à clics » : c’est en effet un format très intéressant pour drainer de l’audience. Aussi, il y a un véritable enjeu à décider de la durée du live blogging. Ainsi, le live sur DSK du monde.fr a duré 40h.
Il s’agit par ailleurs d’un vecteur de participation important : près de 20 000 commentaires ont été postés pendant l’affaire DSK. La participation des internautes est cependant encadrée et très fortement modérée par les journalistes. A titre d’exemple, seulement 1% des commentaires ont été postés sur le blog pendant le live de l’affaire DSK.
Nathalie Pignard-Cheynel est Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Lorraine. Ses thématiques de recherches comprennent notamment les pratiques journalistiques, l’information numérique, les réseaux socio-numériques et les usages mobiles. Elle est co-responsable de l’observatoire du webjournalisme du CREM (Centre de recherches sur les médiations, Université de Lorraine).
Brigitte Sebbah est Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris-Est. Ses recherches portent notamment sur la communication politique électorale et le discours politique, l’éthique et la morale en communication politique, ainsi que sur les nouvelles écritures et les innovations dans les nouveaux médias. Elle est membre du CEDITEC (Centre d’études des images, textes, discours, écrits, communication, Université Paris-Est)
Un dispositif sociotechnique
Le live blogging entraîne des interactions entre humains et non humains (logiciels).
Parmi les acteurs humains, nous trouvons les membres de la rédaction placés au cœur du live blogging, les autres journalistes de la rédaction, les sources externes et l’internaute qui est invité à participer. La plupart des lives du monde.fr regroupent 8 à 9 personnes. Chaque journaliste a une tâche qui lui est assignée. Si nous prenons l’exemple d’un discours important diffusé à la télévision, l’affectation des journalistes serait la suivante : un scripteur, une personne chargée d’enrichir les contenus à l’aide des réseaux sociaux, un journaliste en charge des infographies et tous les autres journalistes chargés de produire des posts sur le live et de gérer la participation. C’est justement sur ce dernier point que peuvent naître des « cafouillages », car plusieurs journalistes peuvent faire la même chose en même temps et sans s’en rendre compte.
Les acteurs non-humains sont également très importants et placés au cœur du dispositif. Le live n’existe que par une plateforme (Scribblelive ou Coveritlive). L’équipe en charge du live a la possibilité d’échanger et de communiquer via un chat. L’essentiel des communications se fait via ce chat ou verbalement à travers des phrases très courtes (ex : « je prends ce commentaire ! »). Les outils servent à la coordination car les journalistes ne se parlent quasiment pas même s’ils sont dans la même salle, dans le but d’éviter le bruit. S’ajoutent à cela tous les outils qu’utilisent traditionnellement les journalistes pour trouver l’information, la sourcer et la recouper. Il y a une multiplicité d’écrans qui comportent eux-mêmes plusieurs fenêtres. La plupart des journalistes travaillent avec plusieurs écrans car les différents outils n’ont pas été pensés pour être utilisés ensemble et le fait de devoir jongler entre ces différents outils est particulièrement contraignant. Le téléphone joue également un rôle important, notamment avec les SMS. Il faut donc une grande agilité éditoriale et technique.
Les limites de l’outil
Les entretiens qu’ont menés Nathalie Pignard-Cheynel et Brigitte Sebbah leur ont permis de mettre en lumière les décalages entre l’outil, ses fonctionnalités, l’usage prescrit et les usages réels des journalistes. Lors des entretiens, il a beaucoup été question de « douleur » et de « frustration » pour expliquer certaines impossibilités techniques, par exemple l’impossibilité de contextualiser un tweet en ajoutant du texte. De ces décalages résultent beaucoup de stress et d’erreurs ; tout va très vite, le travail s’effectue dans l’urgence et la vérification des informations n’est pas toujours possible. Le « bidouillage » et le système D sont également de mise. Les internautes eux-mêmes ont fait part de leur difficulté à utiliser et comprendre l’outil.
L’outil est aussi utilisé comme levier de vulgarisation et d’appropriation de la pratique live au sein de l’ensemble de la rédaction. En filigrane, on voit se dessiner une volonté de former à cet outil les personnes affectées au print. Dans la formation des journalistes à l’outil, Nathalie Pignard-Cheynel et Brigitte Sebbah expliquent que les plus « geeks » comprennent assez rapidement les limites de l’outil alors que pour les autres on va rester très simpliste dans les explications. Au sein de la rédaction, c’est aux journalistes de faire la démarche de demander une formation. On considère que le fait de leur imposer une formation serait en fait dissuasif.
La structuration du live blogging comme genre éditorial passe donc par l’outil technique. Le passage de l’outil Coveritlive à l’outil Scribblelive a permis de résoudre certaines limites techniques. Fin 2014, Coveritlive a été racheté par Scribblelive. C’est à ce moment-là qu’est venue l’idée de faire participer la rédaction à la réflexion sur l’outil. On passe d’un outil qui contraint et limite l’usage (Coveritlive) à un outil au service de l’usager et de l’éditorial (Scribblelive). D’abord fardeau, l’outil est devenu émancipateur.