Les Effeuilleurs sont allés à la rencontre de Jérôme Chapuis, rédacteur en chef à La Croix depuis août 2019. Responsable de la publication du journal, garant de sa réputation, le journaliste revient sur son rôle de rédacteur en chef et nous explique l’importance d’une ligne éditoriale dans un média de presse écrite, ainsi que sa perpétuelle remise en question. Entretien.
Effeuillage. – Quel a été votre parcours ?
Jérôme CHAPUIS. – Je suis journaliste depuis un peu plus de 20 ans, spécialisé en radio. En sortant de l’École Supérieure de Journalisme de Lille, j’ai rejoint Europe 1 puis RTL, avec un court passage à iTélé (désormais CNews). On m’a proposé d’intégrer la rédaction du journal La Croix il y a un peu plus d’un an. Il se trouve que cette proposition est arrivée à un moment où la place des journalistes était en pleine transformation dans un paysage médiatique lui-même en mutation. Twitter célèbre son quinzième anniversaire cette année, la plateforme a notamment transformé en profondeur notre manière de travailler en tant que journalistes. L’élection de Donald Trump en 2016 a également eu un impact sur notre métier. Je trouvais que rejoindre un journal écrit pendant cette période de bouleversement était un réel défi.
En tant que rédacteur en chef, quelles sont vos missions et vos responsabilités au quotidien ?
Un rédacteur en chef est le garant de la qualité éditoriale d’un journal, c’est sur lui que repose la responsabilité de la publication. Concrètement, il m’arrive une à deux fois par semaine d’être spécifiquement responsable du print, la version papier du journal, c’est-à-dire que je signe les morasses[1]. Mais un rédacteur en chef intervient aussi très en amont et très en aval. En amont dans l’impulsion des sujets, avec l’aide des chefs de service (Monde, France, Economie, Culture, Religion…). Nous dialoguons avec les journalistes pour vérifier que nous ne passons pas à côté de sujets importants, et surtout pour travailler sur les angles abordés. Un bon angle, c’est une question simple à laquelle on apporte une réponse simple, ce qui est justement compliqué (rires). En aval ensuite, un rédacteur en chef récupère les copies et les relit afin de donner son approbation. Même si un rédacteur en chef n’est pas signataire d’un papier, il est donc quand même co-responsable de sa qualité.
Comment définiriez-vous une ligne éditoriale, et pourquoi cela est-il important pour un média d’en posséder une ?
Il y a d’abord une manière historique de répondre à cette question. Avant mai 68, le grand genre littéraire était de répondre à la question « en quoi est-ce que je crois ? ». Après mai 68, on se trouve plutôt dans une position situationniste, c’est-à-dire qu’on se demande « d’où je parle ? ». Aujourd’hui, une ligne éditoriale peut se définir de cette manière : en quoi croyons-nous, et d’où parlons-nous ? De ce point de vue, la ligne éditoriale de La Croix est assez claire : nous sommes un journal d’information général et catholique. C’est un journalisme qui dit dans son titre et par son histoire en quoi il croit. C’est le cas de la plupart des grands quotidiens, d’ailleurs.
Une autre manière plus concrète de définir la ligne éditoriale est de se demander quels sont les grands principes sur lesquels reposent nos choix. Sur quels critères se base-t-on pour faire sa sélection dans l’immense flot de l’actualité, et quelle posture adopte-t-on ? Cette définition est liée à la première : d’où je parle, c’est automatiquement avoir un point de vue particulier. À La Croix, nous parlons depuis Montrouge, ce qui n’est pas la même chose que pour les journalistes de CNN qui parlent depuis Atlanta, Washington ou New-York.
Plus précisément, quels sont ces « principes » directeurs de la ligne éditoriale à La Croix ?
Nous voulons porter le regard le plus honnête possible sur la réalité, en séparant très clairement les faits et les opinions, et en gardant pour règle que tout commence par les faits. Si vous ouvrez le journal chaque jour d’ailleurs, vous verrez qu’en dehors de l’édito qui propose et assume un point de vue, la plupart des articles sont très factuels. Bien sûr, ces faits sont toujours complétés par un angle. Je dis toujours qu’il y a une différence entre la démarche journalistique et la démarche universitaire : c’est que la démarche journalistique oblige à choisir un angle. Nous y sommes contraints par le format et par le délai de production. Mais à La Croix, on s’engage à adopter un regard qui part toujours des faits pour aller dans un second temps vers le questionnement.
En partant de ce principe, on base notre ligne éditoriale sur nos centres d’intérêts naturels et nos domaines d’expertise. La question des solidarités est notamment l’un de nos thèmes de prédilection. Le fait religieux fait également partie de notre histoire, et nous avons chez nous une dizaine de journalistes qui en sont des experts. La morale, et plus particulièrement les questions de bioéthique, est un autre de nos thèmes favoris. Enfin, notre service Monde prend le parti de fixer son regard sur des pays où les autres vont peut-être moins. C’est aussi parce que nous n’avons pas les mêmes moyens que d’autres rédactions, mais c’est avant tout une manière de nous différencier.
Comment définiriez-vous le lectorat de La Croix, et suivez-vous cette ligne éditoriale en fonction des attentes de votre lectorat ?
Évidemment, une ligne éditoriale correspond aussi à un contrat passé avec nos lecteurs. Notre lectorat sait ce qu’il vient chercher, y compris pour être bousculé dans ses convictions. Certes, nous avons une majorité de lecteurs qui évoluent dans une sphère chrétienne, mais nous avons aussi des lecteurs plus occasionnels qui sont à la recherche d’un regard distancié et honnête. Lorsqu’on écoute les retours de nos lecteurs, ce qui revient très souvent est qu’ils viennent chercher dans La Croix la distance par rapport à la polémique. Cela ne veut pas dire que nous ignorons les débats et les conflits qui existent dans la société, mais notre préoccupation est de rester irénique, c’est-à-dire de ne pas mettre de sel inutile sur les plaies. Voilà ce que notre lectorat vient chercher, et ça fait bien évidemment partie de notre ligne éditoriale.
Une ligne éditoriale est-elle immuable ? Dans quelle mesure et sous quelles conditions peut-elle être amenée à évoluer ?
Sur un temps long, aucune ligne éditoriale n’est immuable. Heureusement que La Croix a changé depuis l’affaire Dreyfus, où le journal s’était fait remarquer pour ses positions antisémites. La ligne éditoriale qui prévalait à l’époque n’a strictement rien à voir avec celle d’aujourd’hui… La dernière évolution majeure à La Croix remonte à environ 25 ans, sous l’impulsion du journaliste Bruno Frappat qui avait insisté sur les spécificités du journal, c’est-à-dire son regard chrétien sur l’actualité. Il croyait fondamentalement que La Croix pouvait porter cette singularité chrétienne dans le paysage médiatique. Une ligne éditoriale ne change pas fréquemment, mais elle se réinterroge en permanence. En tant que journalistes, nous devons sans cesse nous demander si notre manière de regarder le monde est véritablement la bonne. Et cette remise en question peut parfois amener un média à changer d’approche.
Vous avez officié pour des médias aux lignes éditoriales bien différentes… En tant que journaliste, comment passer d’une ligne éditoriale à une autre ? Ces changements présentent-ils des difficultés d’adaptation, et comment les assumer a posteriori ?
Tout changement professionnel présente un certain nombre de difficultés, et le changement de ligne éditoriale n’est pas la plus insurmontable. Le passage de RTL, où j’ai travaillé pendant 9 ans, à La Croix ne m’a pas demandé de si grands efforts d’adaptation. Sur une question comme celle des solidarités, je retrouve par exemple de nombreuses convergences entre les deux médias. N’oublions pas que c’est sur RTL, qui se définit comme une « radio populaire de qualité », que l’abbé Pierre a passé son appel de l’hiver 1954. Du point de vue éditorial, les fossés ne sont donc pas si larges qu’on pourrait le penser. Par ailleurs, je suis rédacteur en chef mais je reste journaliste : je faisais du journalisme à RTL comme je fais du journalisme à La Croix. Ce qui m’intéresse en priorité, ce sont les faits et leur présentation.
En tant que journaliste, vous êtes-vous déjà autocensuré pour répondre aux exigences d’une ligne éditoriale ?
Dans tous les médias, la question de savoir si un sujet ne va pas heurter nos lecteurs peut se poser, mais le terme d’autocensure n’est pas adapté à cette démarche. En tant que journaliste, je passe mon temps à me demander si un sujet a du sens dans l’espace public et du point de vue de mon journal, de mes lecteurs. On est dans la continuité de la célèbre devise du New York Times : « All the News That’s Fit to Print » (« toutes les informations qui valent la peine d’être publiées »). Aujourd’hui, dans le flot ininterrompu d’informations, notre première tâche est de savoir ce qu’on ne va pas publier, mais il ne s’agit pas d’autocensure pour autant. Pour prendre le cas de La Croix, qui est un quotidien catholique, ce n’est pas parce que des événements très douloureux relatifs à l’institution jalonnent l’actualité (la pédophilie, par exemple) qu’on ne doit pas les publier. Mais on doit toujours se demander si l’affaire mérite d’être portée à l’intérêt du public. C’est la seule question qui guide nos choix.
Enfin, la ligne éditoriale est-elle plus importante pour le print que pour le web ?
Nous cherchons à garder une unité de ton totale sur tous nos supports, qu’il s’agisse du quotidien, de l’hebdo, du web, et même du podcast. Nous avons un univers d’information qui doit être unifié, et cela vaut pour tous les journaux. Toutefois, il y a forcément des différences entre le print et le web car les usages ne sont pas les mêmes. D’abord, ce sont trois temporalités différentes : l’instantané, le quotidien, et l’hebdomadaire, qui incarne le recul. Le web est donc le média privilégié du « signal », c’est celui qui colle au plus près l’actualité. La différence est donc plutôt liée au rythme de l’actualité qu’au regard et à la tonalité que nous adoptons par rapport à cette actualité.
[1] Épreuves ultimes servant à vérifier la composition d’un journal, et portant la note « bon à tirer ».