Objet médiatique désuet, longtemps considéré comme le parasite des boîtes mails, la newsletter fait son grand retour chez les éditeurs de presse. Aujourd’hui, elle semble même s’implanter comme un outil stratégique pour renforcer le contact avec les lecteurs, les fidéliser, et motiver l’abonnement numérique.
C’est notamment avec la crise sanitaire que les médias de presse écrite ont recommencé à miser sur la newsletter, qu’on croyait dépassée par les applications mobiles et les notifications push [1]. En effet, si ce format existe depuis des lustres — Le Monde a mis en place sa première lettre d’information intitulée La checklist en 2002 — il ne s’est modernisé que très récemment et pour deux raisons principales. D’abord, grâce au mobile et à l’importance croissante du numérique dans la presse écrite, la newsletter étant particulièrement adaptée à une lecture « de poche », rapide et efficace tout en restant complète. Elle fait la part belle au responsive et au manque de temps. Ensuite, à cause de la crise sanitaire, l’infolettre a permis à une presse en berne de garder un contact privilégié avec les lecteurs.
Quelques exemples de newsletters lancées pendant ou après le confinement en France :
De la simple feuille de choux au véritable journal de poche
En pleine refonte de son offre numérique, Le Parisien a notamment revu en profondeur sa stratégie de newsletters. Le quotidien, qui offrait une vingtaine d’emails (de simples listes d’articles en réalité, atomisées pour la plupart), a changé d’approche depuis quelques mois en créant de véritables produits éditoriaux avec du contenu propre. Ma terre, qui traite d’environnement et de consommation responsable, ou encore Politique, qui promet d’offrir les « analyses et indiscrétions sur le pouvoir et ses coulisses » de la rédaction, en sont des exemples. La newsletter se construit désormais autour d’une promesse éditoriale précise permettant aux lecteurs de faire le tri entre ce qu’ils veulent lire ou non. Bien plus qu’une sorte de “produit dérivé” des médias, elle devient donc un véritable service à part entière.
Par ailleurs, les rédactions ont revu leur organisation en interne, en consacrant souvent des équipes dédiées à l’infolettre afin d’offrir un contenu exclusif et de qualité. La newsletter Spiritualité de La Croix, concoctée par la rédactrice en cheffe de la rubrique « Croire » Sophie de Villeneuve, possède ainsi son propre édito indépendant. Il permet d’alimenter un débat alternatif à celui du quotidien. Chez Pol, la newsletter politique de Libération, possède quant à elle sa propre équipe de trois journalistes [2]. Elle offre tous les matins, du lundi au vendredi, un contenu différent de celui du journal sous forme de menu impertinent et rapide à parcourir (allant du « Fait maison » à « L’addition »). De véritables stratégies éditoriales sont donc mises en place afin de revaloriser cet objet médiatique, érigé en petit journal de poche glissé dans la boîte mail des lecteurs.
Le « menu » de la newsletter Chez Pol du 10 décembre 2020, qui traitait principalement des rumeurs autour d’une potentielle candidature d’Anne Hidalgo à l’élection présidentielle de 2022.
L’enjeu du lectorat au cœur de la manœuvre
Dans le flot ininterrompu de l’information, les newsletters spécialisées remplissent donc un rôle de condensateur très utile pour des lecteurs souvent perdus au milieu de l’« infobésité » ambiante [3]. À titre d’exemple, le site web du Monde publie à lui seul entre 150 et 200 articles par jour. L’infolettre permet ainsi à chacun d’avoir accès à toute l’information qui lui paraît essentielle au même endroit. Mais cela va également plus loin, puisque les lettres d’informations endossent, à la manière d’une notification téléphonique, un rôle de « push » informatif [4]. Autrement dit, elles maintiennent un contact régulier avec le lecteur et imprègnent le nom du média dans sa mémoire, ce qui favorise la fidélisation. Pour plusieurs médias, il s’agit là encore d’un franc succès. Le taux d’ouverture de la lettre spéciale confinement de Marianne a notamment gravité autour de 50% dès son lancement, un chiffre particulièrement élevé pour un mail informatif [5].
La newsletter est également un moyen de motiver l’abonnement numérique, de plus en plus important dans les médias de presse écrite. Le Monde comptait en octobre 2020 près de 340.000 abonnés numériques, soit une progression de plus de 50% depuis le début de l’année [6]. La newsletter, qui permet de relayer et de mettre en avant les meilleurs articles du journal, participe largement à cette tentative d’attraction. À cet égard, le modèle « freemium » mêlant articles en accès libre et articles payants s’avère être une stratégie particulièrement efficace. C’est en tout cas le pari fait par Ouest-France, qui place environ 15 à 20% de contenus payants dans ses lettres d’information [7].
Encore perçue comme ringarde il y a quelques années, l’infolettre revient ainsi au cœur de la stratégie numérique de nombreux médias de presse écrite. Sa recette économique, bien que de plus en plus coûteuse du fait de son développement (conception éditoriale, abonnement à un éditeur d’emailing), reste particulièrement rentable par rapport aux applications mobiles et autres outils technologiques, plus onéreux. La newsletter pourrait peut-être même devenir un média qui se suffit à lui-même, comme le laisse penser le succès de brief.me, qui offre chaque soir un mini-journal de poche sans publicité, tout en s’engageant à ne jamais transmettre l’adresse mail de l’abonné à des fins commerciales. Cet ovni lancé en 2015, dont le pari a été de hiérarchiser et de simplifier l’info en un mail, réunit désormais quelques pointures du journalisme (Laurent Mauriac de Libération, Mathilde Doiezie du Figaro…) et comptabilise plusieurs milliers d’abonnés (plus de 8.000 en 2019, dont 55% sont des moins de 30 ans).
[1] Une étude menée en 2015 par Localytics a montré que les notifications push permettent d’augmenter l’engagement utilisateur de 171% dans une application. C’est pourquoi de nombreux médias, comme Le Monde ou Le Figaro, suivent une stratégie de l’information « flash » par l’envoi de telles notifications.
[2] Chez Pol est réalisée par Étienne Baldit, Sylvain Chazot et Sébastien Tronche, parfois avec la participation d’autres journalistes de la rédaction comme Lilian Alemagna ou Laure Equy.
[3] L’infobésité est un néologisme décrivant la surcharge informationnelle subie par le lecteur. Le sociologue Edgar Morin qualifie également ce phénomène de « nuage informationnel », expression du ras-le-bol dans une sorte de brouillard incompréhensible de l’information.
[4] Le « push » désigne la démarche qui consiste à délivrer une information à un individu sans que celui-ci ne soit contraint de la chercher par ses propres moyens.
[5] Selon les chiffres fournis par Aaron Fonvieille-Buchwald, directeur du développement numérique de Marianne.
[6] https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2020/07/08/groupe-le-monde-2019-en-croissance-et-un-debut-2020-marque-par-la-crise-du-covid-19_6045590_3236.html
[7] Selon les chiffres fournis par Olivier Porte, directeur commercial et marketing de Ouest-France.