
Les séries deviennent un formidable outil de brand content pour les marques
Les séries occupent aujourd’hui en grande partie les prime times des chaînes de télévision, nourrissent magazines, festivals, discussions et débats animés sur et en dehors des réseaux sociaux, et ont même introduit dans le langage courant des mots exotiques comme cliffhanger, binge watching ou spoil [1]. Nous vivons dans une époque où jamais la télévision, depuis son invention, n’a diffusé autant de séries. En 2019, 532 séries ont été diffusées aux États-Unis, un record[2]. John Landgraf, président de la chaîne télévisée américaine FX, qualifie ce phénomène de « Peak TV ».
Malgré ce marché saturé et, a fortiori, très concurrentiel, de nombreuses marques décident de se lancer à leur tour dans la production de séries télévisées. Petit tour d’horizon de quelques initiatives.
Le brand content pour se détacher des codes de la publicité classique
Les marques sont aujourd’hui à la recherche de nouvelles formes sémiotiques pour se démarquer des figures publicitaires traditionnelles, tout en s’adaptant aux nouveaux médias[3]. Ces initiatives répondent au constat selon lequel les marques, dans l’économie actuelle, ne peuvent plus se contenter des messages publicitaires qui suivent le schéma classique « émetteur/récepteur » et doivent au contraire devenir éditrices et produire des contenus[4]. Le terme brand content, littéralement « contenu de marque », désigne ainsi ces contenus éditoriaux produits par les marques, à destination de leur communauté cible[5]. De nombreux magazines, jeux, clips, guides, sites web, etc. ont ainsi vu le jour.
Pour Stéphane Mallet, enseignant-chercheur en marketing à l’université de Rouen, une stratégie de brand content réussie se veut être une « publicité utile », dans la mesure où elle parvient à asseoir sa légitimité dans la valeur qu’elle contribue à créer pour ses destinataires[6]. Il s’agit alors de produire du contenu visant à accroître la notoriété de la marque, tout en se détachant des codes de la publicité classique. Cette réflexion fait écho au concept de « dépublicitarisation » développé par Caroline Marti, chercheuse au Gripic au CELSA Sorbonne Université, qui désigne « la tactique des annonceurs visant à se démarquer des formes les plus reconnaissables de la publicité pour lui substituer des formes de communication censées être plus discrètes, dégagées des marqueurs de la publicité »[7].
L’exemple de la websérie de La Banque Postale
L’aspect marchand de ces initiatives n’est pas à négliger, à l’instar de la websérie « Comme le disent les gens » de La Banque Postale qui a notamment permis à la marque de remporter le prix d’argent du Grand Prix du Brand Contenten 2014. Cette fiction met en scène, dans chaque épisode, une situation anecdotique, susceptible de parler au plus grand nombre, avec comme finalité une invitation à se renseigner sur les services sur son site internet. Tous sont pensés en lien avec un service bancaire de La Banque Postale, par exemple « Comme le disent les gens en couple » pour l’ouverture d’un compte commun, « Comme le disent les gens dépensiers » pour une solution d’épargne, ou encore « Comme Le disent les écolos » pour des solutions citoyennes.
Cette stratégie de brand content, 51 épisodes à ce jour, ne mentionne jamais le nom de la marque ni ses services dans les dialogues de ses comédiens, là où une publicité traditionnelle en aurait parlé de manière explicite. L’écran de fin, bref, invite simplement les internautes les plus intéressés à « découvrir les offres » en cliquant sur un lien spécifique. Avec cette websérie, La Banque Postale s’émancipe des codes de la publicité traditionnelle et la marque reste peu apparente, ce qui facilite sa consommation, l’internaute ayant davantage l’impression de regarder une vidéo humoristique qu’une communication commerciale.
Cette websérie aurait permis à La Banque Postale de bénéficier d’un impact commercial significatif. Les post-tests réalisés auraient en effet révélé que la série avait accru l’intention des internautes de se renseigner sur les offres de la marque après le visionnage de quelques épisodes seulement ; une stratégie gagnante donc[8].
L’exemple de la série interactive de Tinder
Aux Etats-Unis, le 6 octobre 2019, l’application de rencontre Tinder a proposé à ses membres une série interactive de 6 épisodes, Swipe Night, qui se servait du fameux concept du swipe vers la droite ou la gauche pour faire des choix. Dans un contexte apocalyptique, le membre devait décider s’il devait aider un étranger ou le laisser se débrouiller seul. La somme de ses choix, pris d’un simple glissement de pouce, permettait alors à l’algorithme de Tinder d’appairer des profils ayant pris des décisions similaires, et à ces derniers de démarrer une conversation plus facilement[9].
Cette stratégie de brand content d’un coût de 5 millions d’euros avait pour objectif d’accroître l’engagement des utilisateurs, c’est-à-dire le temps passé sur l’application par les membres, via la promesse d’une mise en relation en fonction de leur personnalité respective. L’intérêt commercial pour Tinder était ici d’optimiser ses revenus publicitaires, tout en assurant un accroissement de sa notoriété via une communication virale. Selon Match, la société mère de Tinder, des « millions » d’utilisateurs de l’application se seraient connectés chaque semaine pour regarder les épisodes de la série. La société a également déclaré que Swipe Night avait entraîné une augmentation de 20% à 25% des « likes » et une augmentation de 30% des « matchs », un pari qui semble également plutôt réussi[10].
Annoncée en France pour le samedi 14 mars, Swipe Night n’a finalement pas vu le jour dans l’hexagone, Tinder estimant que le thème apocalyptique de la série n’était pas adapté au contexte de l’épidémie du covid-19[11].
Le brand content pour s’adapter aux nouveaux usages des consommateurs et redorer son image
Outre le bénéfice commercial de ces initiatives, la production de série peut également être un formidable outil de communication pour les marques afin de rendre leur image plus attractive auprès d’un public potentiel de consommateurs.
A l’heure où les habitudes de consommation télévisuelle sont bouleversées (décroissance de la consommation linéaire au profit des services de vidéos à la demande), les marques font face à un certain rejet de la publicité par les consommateurs. Les plateformes de streaming étant justement caractérisées par l’absence de publicités, la production de séries apparaît alors comme une opportunité pour les marques de retisser un lien avec des téléspectateurs préférant désormais consommer des contenus télévisuels sur ces plateformes. Avec cette stratégie de brand content, les marques tentent de pénétrer dans la vie quotidienne des consommateurs par le biais d’un élément qu’ils consomment abondamment, mais elles tentent également d’améliorer leur image.
L’exemple de la série de Procter & Gamble (P&G)
Procter & Gamble, la multinationale américaine spécialisée dans les biens de consommation courante, va proposer courant 2020 une nouvelle série visant à renforcer les thèmes de l’égalité des sexes, de la diversité et de l’inclusion. La série est basée sur le livre « d’auto-assistance » de Tom Asacker, « I Am Keats ! », qui invite les lecteurs à trouver leur passion intérieure et à se débarrasser des rôles qui leur sont imposés par la société[12]. Il s’agit ici d’un projet télévisuel loin d’être isolé pour le géant des produits de consommation. En effet, P&G est à l’origine de nombreux feuilletons tels que « Guiding Light » (1952-2009) ou « As The World Turns » (1956-2010), mais également de cérémonies de remise de prix comme les People’s Choice Awards (1982). En 2018, la multinationale concluait également un accord avec ABC pour inclure un scénario dans un épisode de « Black-ish » où les parents noirs aidaient leurs enfants à faire face aux préjugés raciaux.
Cette initiative de brand content est présentée par Dorion Positano, responsable des partenariats de contenu et de plate-forme chez P&G, comme un devoir. En effet, il expliquait au magazine Variety en janvier 2020 qu’en tant que plus grand annonceur au monde, P&G était particulièrement bien placé pour avoir un impact positif et aider à créer un monde exempt de préjugés sexistes, avec une voix et une représentation égales pour tous les individus[13].
Cela peut cependant paraître étonnant dans la mesure où la holding P&G détient différentes marques commerciales qui ciblent spécifiquement les hommes ou les femmes, telles que Gillette, Always, Venus ou encore Tampax. La prise de parole de P&G, en tant que marque institutionnelle, semble ainsi se dissocier des discours marketings entretenus par ses sociétés filles. La production de ces séries à vocation sociale et sociétale entre ainsi en contradiction avec les activités de ses filiales, ce qui peut conduire à penser que P&G opère une stratégie de communication subtile visant à repositionner son image au sein de la société.
Un pari gagnant pour les marques
Ainsi, la série présente l’avantage de servir la fonction première de la marque, commerciale, sous une forme médiatique qui se veut divertissante. En outre, du fait de son format court et de sa diffusion essentiellement sur le numérique, elle est susceptible d’être vue et partagée par de nombreux internautes sur les réseaux sociaux[14]. Par ces initiatives de brand content, les marques tiennent compte de l’évolution des pratiques et des nouvelles attentes des consommateurs, tout en usant de l’une des caractéristiques des réseaux sociaux pour accroître leur notoriété : la communication virale[15].
La production de série permet aux marques de proposer une communication beaucoup plus douce et subtile aux consommateurs potentiels, voire même de repositionner leurs discours et de redorer leur image.
Sources :
[1] Marjolaine BOUTET. « Les séries télévisées sont-elles l’art majeur du XXième siècle ? », Nectart, 2015/1 (n° 1), p. 107-117.
[2] À quoi ressembleront les séries de demain ? Slate.fr, publié le 15 janvier 2020, http://www.slate.fr/podcast/186302/quoi-ressembleront-les-series-de-demain-peak-tv-futur-8,.
[3] Frédéric AUBRUN, Thomas BIHAY. « Publicité en série : lorsque la marque se raconte sur le Web », Communication & Langages, vol. 185, no. 3, 2015, p. 127-148.
[4] Stéphane MALLET, Caroline ROUEN-MALLET, Pascale EZAN, « Les apports du brand content à l’amélioration de l’image d’une marque : le cas SNCF », Gestion 2000, 2013/3 (Volume 30), p. 49-68.
[5] Daniel BÔ, Matthieu GUEVEL. Brand content : Comment les marques se transforment en médias, Dunod, 2009.
[6] Stéphane MALLET, Caroline ROUEN-MALLET, Pascale EZAN, « Les apports du brand content à l’amélioration de l’image d’une marque : le cas SNCF », Gestion 2000, 2013/3 (Volume 30), p. 49-68.
[7] Valérie PATRIN-LECLERE, Caroline MARTI, Karine BERTHELOT-GUIET, La fin de la publicité ?Tours et contours de la dépublicitarisation, Le Bord de L’eau, 2014, p. 18.
[8] La Tribune. « Saison 2 pour « Comme le disent les gens », la websérie à succès de La Banque Postale ». [en ligne], publié le 28 janvier 2015, https://www.latribune.fr/loisirs/la-tribune-now/20150128trib6cc823417/saison-2-pour-comme-le-disent-les-gens-la-web-serie-a-succes-de-la-banque-postale.html
[9] Charles Martin. « Découvrez à quoi ressemble la première série Tinder ». [en ligne]. Première, publié le 2 octobre 2019, http://www.premiere.fr/Series/News-Series/Decouvrez-a-quoi-ressemble-la-premiere-serie-Tinder..
[10] Sarah Perez. Tinder’s interactive video series ‘Swipe Night’ is going international next year. [en ligne]. Techcrunch, publié le 6 novembre 2019, https://techcrunch.com/2019/11/06/tinders-interactive-video-series-swipe-night-is-going-international-next-year/.
[11] Samuel KAHN. « Tinder annule sa série interactive Swipe Night pour cause de coronavirus ». [en ligne]. Le Figaro, publié le 11 mars 2020, https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/tinder-annule-sa-serie-interactive-swipe-night-pour-cause-de-coronavirus-20200311
[12] Brian STEINBERG. Procter & Gamble Gets Ready to Make Content for TV’s Streaming Wars.[en ligne]. Variety, publié le 28 janvier 2020, https://variety.com/2020/tv/news/procter-gamble-streaming-video-stone-village-1203483777/, consulté le 4 avril 2020.
[13] ibidem.
[14] Frédéric AUBRUN, Thomas BIHAY. « Publicité en série : lorsque la marque se raconte sur le Web », Communication & Langages, vol. 185, no. 3, 2015, p. 127-148.
[15] ibidem.